LES ARCHIVES DE L’ÉTÉ « Pain maudit » de Pont-Saint-Esprit, 63 ans de mystère
Il y a 63 ans jour pour jour, Pont-Saint-Esprit était plongée dans la psychose. En cause ? Un « pain maudit » qui tuera 7 personnes et en atteindra 250 en tout. Des symptômes étranges et un fait divers qui garde, encore aujourd’hui, une part de mystère.
Nous sommes le 17 août 1951. Roch Briand, boulanger installé sur la Grand’ Rue de Pont-Saint-Esprit, fait sa fournée comme d’habitude. Considéré comme l’un des meilleurs boulangers de la ville, il s’apprête à vendre un pain resté tristement célèbre, le « pain maudit ».
« Surexcitation mentale », « hallucinations », « crises de persécution »
Très vite, les clients du boulanger se sentent mal, et la première personne à décéder des suites de ce que l’on va vite appeler « l’affaire du pain maudit » est Félix Mison, un agriculteur de 55 ans domicilié à Carsan. Le 21 août, Midi Libre annonce « 120 personnes intoxiquées » depuis le vendredi 17 août.
Rapidement, les spiripontains, effrayés par le pain, se rabattent sur les biscottes. Au 21 août, on compte 130 personnes intoxiquées et 6 malades hospitalisés, dont 3 enfants. Les premiers symptômes font état de tensions basses, à 7 ou 8, et d’une température corporelle à 35 degrés.
La situation se dégrade le 23 août. Le journaliste du quotidien régional explique que « certains malades sont dans un état fébrile et d’énervement inaccoutumé qui ne s’était pas manifesté jusqu’à présent ». Par ailleurs, tous les animaux contaminés n’ont pas survécu.
Les jours qui suivent, les journalistes décrivent chez les victimes « une mystérieuse surexcitation mentale qui a nécessité un transfert dans des cliniques psychiatriques. » Pire, « deux d’entre elles ont tenté de se suicider » en se jetant par la fenêtre de l’hôpital de Pont-Saint-Esprit. Les personnes intoxiquées souffrent par ailleurs « de crises aigues de persécution accompagnées d’hallucinations. »
Une des personnes intoxiquées explique alors à Midi Libre avoir « des hallucinations qui lui font voir tout à coup des grands bouquets de fleurs d’où sortent subitement de hautes flammes rouges. Il voit également ses interlocuteurs nantis de grosses oreilles ou d’un gros nez. »
Un nouveau « Mal des Ardents », comme au moyen âge ?
La situation s’aggrave le 26 août : un septuagénaire et son épouse, hospitalisés à Montpellier, décèdent. De nouveaux cas de contamination sont recensés. La farine est pointée du doigt : on apprend que le 12 août, un boulanger de Saint-Géniès-de-Comolas avait averti le maire de la commune que la farine qui nui avait été livrée par le répartiteur « ne lui paraissait pas bonne et marchande ». Si bien que le maire interdira la panification…
L’ergot de seigle commence à être suspecté, on craint un nouveau « Mal des Ardents », comme au moyen âge.
Les minoteries qui ont produit la farine incriminée sont identifiées le 28 août par les enquêteurs : il s’agit de celle de Saint-Martin-la-Rivière, dans la Vienne, et du Moulin du Château, à Chatillon-sur-Indre, dans l’Indre.
Le lendemain, une analyse toxicologique menée par le laboratoire de la police de Marseille conclut que le pain contenait de l’ergot de seigle, champignon toxique. Un jeune homme de 25 ans, Joseph Moulin, décède à Nîmes des suites de l’intoxication.
Très vite, l’étau se resserre sur le minotier viennois, un certain Maillet. L’homme est arrêté le 31 août et inculpé d’homicide par imprudence, avant d’être écroué à Nîmes le lendemain. Il est soupçonné d’avoir incorporé à la farine du seigle avarié fourni par un des boulangers de son village. La presse locale indique que l’homme « n’a pas osé livrer cette farine dans sa commune, et qu’il l’a donc expédiée à Bagnols-sur-Cèze. »
L’ergot de seigle, suspect numéro 1 contesté
C’est alors qu’intervient un coup de théâtre : le 3 septembre, le laboratoire des Subsistances militaires de Marseille affirme qu’il n’y avait pas d’ergot de seigle dans le pain maudit. Le professeur Olivier, qui avait mené les premières analyses, n’en démord pas : « le pain analysé dans mon laboratoire, à Marseille, contient bien des doses mortelles d’ergotine. » Un élément le confortera, puisqu’il sera rapidement rapporté que la seconde analyse a été effectuée sur un seul échantillon. Le journal Combat estime pour sa part que « ce rapport ne va pas manquer d’augmenter la confusion qui semble régner dans cette pénible affaire ». Elle ne fait que commencer…
Trois jours plus tard, le président de l’Union Meunière de la Vienne, M. Pichot, estime dans un communiqué qu’il « n’est pas possible, matériellement, que l’ergot de seigle soit sorti à dose mortelle du moulin de Saint-Martin-la-Rivière. Il faut chercher ailleurs. » La semaine qui suit, l’Association de la Meunerie Française enfonce le clou : « Seul un acte criminel peut expliquer les accidents de Pont-Saint-Esprit. » L’association estime également qu’il est « techniquement impossible que cette proportion toxique ne se soit trouvée que dans une seule balle de farine. » Il faut dire que l’intoxication a été très localisée… Pendant ce temps, une cinquième victime décède, Joseph Portal, 79 ans.
Malgré tout, l’hypothèse de l’ergot de seigle tient la corde, du moins dans les médias. Le Figaro titre « Les parasites du blé sont bien les seuls responsables des empoisonnements de Pont-Saint-Esprit », et Libération que « Les produits de synthèse et les poisons minéraux sont exclus définitivement ».
Tout le monde ne suit pas. Ainsi, le journal Le Matin s’interroge dès le 3 septembre : « Comment les 13 quintaux de seigle ergotés mélangés aux 87 quintaux de froment ont-ils pu, après la mouture, réunir tous les éléments nocifs dans un seul sac de farine livré dans le département du Gard ? » De plus, des spécialistes estiment que si le pain avait été ergoté en telle quantité, il aurait été plus sombre et nauséabond. Or, les témoins ont tous affirmé que le goût, l’odeur et la texture du pain étaient normaux.
Du Panogen aux mycotoxines, en passant par le blanchiment du pain…
Si ce n’est pas l’ergot, serait-ce le Panogen ? Ce produit fongicide, utilisé pour la conservation des grains, est à base de dicyandiamide de méthyl-mercure. Là encore, aucune certitude : la justice suit, mais une thèse commandée par les meuniers dans les années 1960 finit par réfuter cette hypothèse.
Une autre hypothèse avancée fut celle du blanchiment du pain par le boulanger Briand à l’aide d’agène. Ce composé chimique pathogène était en effet utilisé illégalement par certains boulangers pour rendre la mie plus blanche, à une époque où c’était un argument de vente. Cependant, la piste ne sera pas vraiment creusée. L’historien Steven S. Kaplan, auteur d’un ouvrage de référence sur l’histoire du « pain maudit », estime qu’il est « impossible de prouver que le blanchiment est la cause directe et efficiente du drame spiripontain. Mais inconcevable de ne pas prendre en compte cette hypothèse si riche. »
Autre élément mis en cause, l’eau. Louis-Claude Vincent, qui se présente comme ingénieur hydrologue, s’invite dans l’affaire et estime que « l’eau est la seule responsable de la tragédie de Pont-Saint-Esprit. » Pour lui, « l’eau est nettement contaminée » en produits ammoniacaux, phénols et autres. Cette hypothèse ne sera pas non plus approfondie, avant d’être écartée.
D’autres hypothèses ont fait leur apparition plus récemment. En 1982, le professeur Moreau, toxicologue, estime que le « pain maudit » aurait pu contenir des mycotoxines. Quasi inconnues en 1951, ces substances, produites par des moisissures, auraient pu se développer dans les silos à grain. Mais là encore, rien n’a pu être prouvé.
… à la CIA ?
Enfin, dernière hypothèse en date, la plus retentissante : la CIA aurait testé le LSD comme arme de guerre. Les malheureux spiripontains auraient été des cobayes des américains, qui leur auraient pulvérisé la substance par les airs. Cette hypothèse, contenue dans le livre du journaliste américain Hank P. Albarelli Jr. A Terrible Mistake, publié en 2009, explique que le LSD était étudié dans des projets de la CIA à l’époque du « pain maudit ». Encore une fois, impossible de prouver cette hypothèse.
De quoi laisser pour le moins circonspect. Le spiripontain Raymond Roman, enfant à l’époque des faits, se rappelle : « c’était à l’époque de l’installation de Marcoule, les gens étaient contre et ce fait arrive. Il s’est dit beaucoup de choses… » Comme beaucoup de spiripontains, Raymond Roman « se pose des questions, encore aujourd’hui » avant de rappeler qu’« il y en a qui sont restés fous jusqu’à la fin de leur vie. »
Le bilan définitif fera état de sept morts, 50 internés psychiatriques et 250 personnes intoxiquées. Un drame inédit qui n’a jamais pu être formellement expliqué, et qui reste encore aujourd’hui bien mystérieux.
Citations du Matin, du Figaro, de Libération et de Louis-Claude Vincent extraites de l’ouvrage Le Pain Maudit de Steven L. Kaplan, éd. Fayard, 2008.
Thierry ALLARD