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Publié il y a 7 mois - Mise à jour le 02.04.2024 - Sabrina Ranvier - 9 min  - vu 371 fois

LE DOSSIER Éducation, agriculture, artisanat : ils repoussent l'heure de la retraite

Philippe Maheu, 65 ans, lors de sa cérémonie de départ en retraite en juillet 2023 au rectorat de Montpellier.

- © Christophe Renoust académie de Montpellier

Témoignages...

Dominique Roblès • Sabrina Ranvier

Dominique Roblès, le latin à fond la caisse

« C’est notre pépite ! Elle est très investie pour la réussite des élèves ». Rania Belkhodja, principale du collège Condorcet, se faufile hors d’une salle et désigne avec enthousiasme une dame qui traverse le couloir du collège Condorcet. La « pépite » en question, c’est Dominique Roblès. Robe noire en lainage, foulard chatoyant, carré blond, yeux bleu vif, cette enseignante ne fait pas ses 69 ans. En 2017, ce concentré d’énergie qui circule avec une « grosse » moto organise une fête dans le réfectoire de ce collège de la ZUP nîmoise. 120 personnes y participent. Après 17 ans à enseigner dans le cadre de l’enfance inadaptée au collège du Mont Duplan et 19 ans à Condorcet, cette professeure fait valoir ses droits à la retraite.

Deux ans plus tard, Sandrine Hervier, alors principale, la rappelle : l’enseignante qui assurait les cours de latin s’est reconvertie comme ingénieur. Il n’y a personne pour la remplacer. « Bien sûr, j’ai dit oui. J’étais ravie. J’avais déjà recommencé à enseigner, avoue Dominique Roblès. Depuis 2018, je faisais bénévolement de l’alphabétisation auprès de migrants au Cada de la luciole ». Des collègues s’étonnent de la voir revenir. « Quand je suis partie, on faisait encore l’appel sur une fiche que l’on plaçait sur la porte. Là, tout se faisait par ordinateur, s’amuse-t-elle. J’ai téléchargé l’appli et c’est allé ». La première année, elle anime 4 heures de latin par semaine. La troisième année, elle sert aussi de joker pour des absences en français, le temps que le rectorat trouve des remplaçants. Ce dernier précise que le recours au vacataire retraité reste « très exceptionnel ». La situation la plus fréquente est de faire appel aux retraités pour assurer des surveillances dans les concours.

Erasmus

Cette année, Dominique Roblès est présente 6 heures par semaine au collège. Elle enseigne le latin et anime aussi l’option Mare Nostrum pour que des élèves de 6e découvrent la mythologie, l’étymologie... Elle a aussi deux heures tous les 15 jours avec les élèves latinistes et les bilangues espagnol pour Erasmus. Quatre enseignants du collège Condorcet participent à un projet européen autour d’Hannibal avec la ville espagnole de Carthagène. Des collèges italiens sont aussi dans la boucle. Les élèves de Condorcet se rendront en 2025 à Carthagène pour les fêtes de reconstitution historique autour d’Hannibal.

Dominique Roblès poursuit ses cours d’alphabétisation au Cada. Le mercredi matin, elle donne des cours de français langue étrangère et apprend à lire à des détenus qui n’ont pas été scolarisés à la maison d’arrêt de Nîmes. « J’adore ». Cette maman de deux fils de 32 et 40 ans, trouve aussi le temps de faire quatre heures de sport par semaine. Son grand regret est de ne pas avoir pour l’instant de petits-enfants : « Si j’en avais, j’aurais moins de temps pour faire tout ce que je fais. » Une sonnerie l’interrompt. C’est la récréation. Ses collègues Mina Rezali et Aurélie Tempier l’interpellent sur une demande de devis. Les 8, 9 et 10 juillet, toutes trois organisent des activités pour les « vacances apprenantes ». Juste après, promis juré, Dominique quittera le collège pour filer sur sa Suzuki jusqu’à Burgos en Espagne avec le « moto sport nîmois ».

Un départ en moyenne à 64,1 ans pour les Gardoises

La réforme des retraites concerne ceux qui sont nés après le 1er septembre 1961. Au rythme de trois mois par génération, elle allonge progressivement l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans. Cette réforme a commencé à s’appliquer en septembre 2023. La Carsat, caisse de retraite du régime général, précise qu’en moyenne les Gardois sont partis à la retraite à 63,7 ans en 2023. C’est plus haut que la moyenne nationale qui est de 62,7 ans. Les femmes, elles, partent plus tard : 63,3 ans en moyenne pour les Gardois et 64,1 ans pour les Gardoises. En 2018, la moyenne départementale était de 63,5 ans pour les femmes et de 62,6 ans pour les hommes. Selon la Carsat, le cumul emploi-retraite a concerné 2,9 % des retraités du régime général en Languedoc-Roussillon en 2022. La MSA du Languedoc qui gère les retraites des agriculteurs n'est pas en mesure de fournir des données concernant le cumul emploi-retraite. Par contre, l'âge moyen du départ en retraite des exploitants agricoles dans le Gard a été de 64,2 ans en 2022, un chiffre stable par rapport à 2018.

Philippe Maheu, 65 ans, lors de sa cérémonie de départ en retraite en juillet 2023 au rectorat de Montpellier. • © Christophe Renoust académie de Montpellier

Philippe Maheu à la rescousse dans le Vaucluse

« Je vais apprendre à pêcher en mer… J’aurai un peu de temps pour cela à partir du 1er septembre ». Le 7 juillet dernier, lorsqu’il annonce son futur départ en retraite, Philippe Maheu, Dasen du Gard, ne s’imagine pas qu’on va le solliciter à nouveau pour travailler. Il prépare la rentrée gardoise, laisse les clefs de l’inspection d’académie à Christophe Mauny, ancien Dasen de l’Hérault, puis rejoint les Bouches-du-Rhône. Mais il ne profite pas longtemps de sa maison de l’Estaque avec vue sur la rade de Marseille. Bernard Beignier, recteur de l’académie d’Aix-Marseille, lui demande d’assurer l’intérim à la tête de la DSDEN du Vaucluse. Claudie François-Gallin qui occupait le poste de Dasen du Vaucluse et son adjoint ont eu un « retrait d’emploi » en septembre suite à une enquête de l’Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche. La mesure est rare, le contexte tendu.

Philippe Maheu connaît le recteur d’Aix-Marseille. Ils ont travaillé ensemble dans le passé. Le recteur s’était déplacé à Montpellier pour son pot de départ en retraite. « Il a toujours eu un regard bienveillant. J’ai accepté très volontiers cet intérim », reconnaît Philippe Maheu. Il exerce dans le Vaucluse entre le 13 novembre 2023 et le 31 janvier 2024. Le 1er février, un Dasen est officiellement nommé. Le recteur lui confie une nouvelle mission. L’académie d’Aix-Marseille comporte quatre départements : le Vaucluse, le très dense département des Bouches-du-Rhône et deux départements alpins faiblement peuplés. « Le recteur souhaiterait que l’on réfléchisse à rééquilibrer sur le plan de pilotage des services académiques », détaille ce spécialiste de plongée. Celui qui a grandi à Marseille, exerce cette mission en télétravail, ce qui lui permet par exemple de faire un tour sur son bateau tôt le matin avant de travailler. « Se retrouver seul sans plus personne, c’est assez déstabilisant, reconnaît-il. Quand on est Dasen, on est plongé dans un univers dense, riche. On rencontre énormément de personnes. On en mesure l’intensité quand on est à la retraite ». Aujourd’hui, son réveil ne sonne plus à 5h mais à 7h. Sa mission devrait se terminer en avril. « Il y a un changement très fort pour les retraités, reconnaît-il. On doit apprendre à réinventer une façon de vivre ». Celui qui a été deux fois en poste dans le Gard, comme Dasen adjoint entre 2009 et 2011 et comme Dasen entre 2020 et 2023, s’intéresse toujours à l’actualité gardoise. Il échange avec Christophe Mauny, qui, comme lui, a débuté en tant que professeur d’EPS. « C’est par passion que je continue à travailler, assure Philippe Maheu. L’Éducation nationale, ce sont des métiers de conviction ».

Jean-Paul Durandeux, viticulteur à Arpaillargues alerte sur la gravité de la crise viticole.  • Sabrina Ranvier

Jean-Paul Durandeux : « À 67 ans, je pourrais avoir autour de 800 euros de pension »

Devant, derrière, sur le côté. La bastide de Jean-Paul Durandeux est enveloppée de vignes. Ce viticulteur d’Arpaillargues, né en 1957, joue les prolongations : « Si j’avais arrêté à 64 ans, j’aurais eu 400 à 500 € de pension retraite. À 67 ans, je pourrais avoir autour de 800 euros. » Il y a une seconde raison qui explique qu’il travaille toujours. Installé dans son salon, dans le ronron du poêle à bois, il coule un regard vers les ceps que l’on aperçoit au loin : « J’aime mon métier. Mon père m’avait envoyé à l’école pour que je fasse autre chose. Mais, comme lui, je suis devenu viticulteur. »

Crises en cascade

Le fils de Jean-Paul l’avait rejoint. Il a arrêté au bout de trois ans lors de la grosse crise des années 2000 : « Il n’avait pas la passion suffisante pour supporter les crises. Il s’est reconverti dans le BTP, comme beaucoup de fils d’agriculteurs qui avaient l’habitude de conduire des engins. » Sa fille, un temps apicultrice, est aujourd’hui professeure des écoles en région parisienne. Lui est resté. Pendant 40 ans, pour faire vivre sa famille, il a cultivé vignes, asperges et melons. Il faisait des labours profonds à l’automne pour emmagasiner l’eau, puis il plantait des variétés de melons adaptées aux terres sèches. Sa voix s’anime quand il décrit les livraisons au marché de Châteaurenard à 4h du matin : « On était obligé d’ouvrir les fenêtres. Ils étaient tellement parfumés qu’on était saoulés. » Il y a dix ans, quand de grandes sociétés s’emparent du secteur, il renonce aux melons : « On nous a obligé à calibrer. Leurs melons ce sont des mutants, des clones standardisés. » Il lâche l’asperge en 2015-2016. Pas assez rentable. Ne restent que les vignes. Son vignoble est passé de 35 à 15 hectares. Ses raisins alimentent la cave des collines du Bourdic. « Elle est parmi les caves qui rémunèrent leurs coopérateurs. Certaines coupent leurs acomptes », observe-t-il. Depuis deux ou trois ans, la viticulture est en crise à cause d’une surproduction couplée à une baisse de la consommation. Les jeunes générations boudent le vin rouge. « On a une baisse de 10 % de la consommation depuis une dizaine d’années, constate-t-il. On avait compensé avec l’export. Mais le covid nous a coupé la Chine et Trump nous a coupé l’Amérique ».

Blocage de l’A9

En février, Jean-Paul Durandeux, affilié à la FNSEA, bloque l’A9. Les primes promises pour éteindre les tensions, sont « très insuffisantes ». Alors, il est allé se renseigner à la MSA sur sa retraite : « La jeune femme qui était là-bas avait des difficultés à gérer car elle avait beaucoup de coups de fil. Les demandes de retraite coulent à flots à cause de cette crise. » Celui qui siège à la Safer* l’assure, c’est le sauve qui peut : « Tout le monde vend. 350 hectares se vendent d’un coup dans les côtes du Rhône. Il y aura beaucoup de jachères et de terres à l’abandon si les primes ne sont pas suffisantes. » Son visage se contracte quand il évoque des vignobles abandonnés dans la Gardonnenque. Il craint que le mildiou ou la flavescence dorée ne colonisent ces vignes esseulées. Lui prendra sa retraite cet automne, à 67 ans. Il ne sera plus le responsable de l’exploitation. Son fils reprendra les rennes tout en conservant son activité dans le BTP. Jean-Paul optera pour le cumul emploi-retraite pour continuer à entretenir ses chères vignes.

Le Nîmois Jacques Chiarotto a commencé à travailler à 14 ans.  • Sabrina Ranvier

Jacques Chiarotto : « On trouve parfois des boîtes de camembert dans les coffres-forts »

Plus de 320 km cumulés en une journée. Vendredi 7 mars, Jacques Chiarotto, serrurier, intervient en urgence dans un autre département pour réparer un coffre-fort. Visage rond, moustache blanche, yeux rieurs, ce Nîmois affiche 76 printemps. En 2010, il prend officiellement sa retraite et ferme sa boutique de l’Écusson nîmois. Fin 2011, Nicolas Sarkozy, alors président de la République, annonce que ceux qui ont cotisé assez longtemps pour bénéficier d’une retraite à taux plein, peuvent cumuler pension de retraite et emploi. Jacques Chiarotto n’hésite pas et se déclare comme auto-entrepreneur. « Ma retraite était tellement épaisse que l’on y voit à travers, éclate-t-il de rire. Je touche 1 400 euros par mois ».

Cela fait 62 ans que Jacques Chiarotto travaille. « Je m’épanouissais à l’école, collé au radiateur. Alors, à 14 ans, mon père m’a envoyé travailler », badine-t-il. Après un apprentissage auprès d’un maître forgeron, il devient « métallier ». Pologne, Russie, Libye… Il travaille à l’étranger pour une grosse entreprise française. « Tous les 3 mois, on avait 8 jours de repos et c’est là que j’ai rencontré ma femme ». Terminés les voyages, il renonce à un poste en Libye pour fonder une famille. Il finit par s’installer à son compte et se tourne vers la serrurerie. Sa spécialité : les coffres-forts. Les banques, les administrations le font travailler. « On était peu à le faire ». Il fait à l’époque de grosses journées : « Si la Poste du Vigan m’appelait, j’y allais à 6h du matin, au moment où ils faisaient le tri du courrier et l’après-midi, je faisais des clefs à mon bureau à Nîmes. » Il adore ce métier de « fous » où on ne s’ennuie pas : « Les gens mettent de tout dans les coffres-forts. Parfois on trouve des boîtes de camembert vides, des dentiers… » Aujourd’hui, il a un rythme plus « cool », il sélectionne les travaux et trouve aussi le temps de faire des tableaux, du vitrail. Son épouse, âgée de 70 ans, continue à exercer comme sophrologue. « Je travaillerais tant que je peux, annonce-t-il. Cela m’apporte du beurre dans les épinards ».

*Société d’aménagement foncier et d’établissement rural

Sabrina Ranvier

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