FAIT DU JOUR Comment les entreprises font-elles face aux bouleversements du salariat ?
Le monde du travail connaît de profonds changements. En France, fin 2021 et début 2022, on compte 520 000 démissions par trimestre, dont 470 000 pour les CDI. Un niveau historiquement haut qui n'avait pas été atteint depuis 2008. Des employés décident de changer de métier, en quête de sens ou d'une vie plus équilibrée. Cette "grande rotation" n'est pas sans conséquence pour les recruteurs qui ont du mal à trouver des candidats.
Pierre Tourailles est marié, papa de deux enfants et habite Brouzet-les-Quissac, à la frontière entre Gard et Hérault. Pendant quinze ans, ce fonceur occupe un poste de commercial pour une multinationale. Son quotidien se résume à "de la route du matin au soir, restaurant, hôtel. Peu de vie familiale". Sans qu'il s'en rende compte, il plonge en plein burn-out entre 2020 et 2021. Les arrêts-maladie s'enchaînent jusqu'à ce qu'il arrête. "C'est ce qui m'a fait rebondir et aujourd'hui, je me demande pourquoi je ne l'ai pas fait plus tôt", relate Pierre Tourailles.
Lui qui a toujours été passionné de cuisine se lance dans une reconversion et suit une formation à l'école Michel Sarran à Toulouse et doit valider son CAP en 2023. La semaine, il est aussi agent commercial dans l'immobilier à Sommières, le week-end, il concocte des repas pour des tablées de 20 personnes. Malgré ses deux casquettes, le Gardois a enfin trouvé l'harmonie qu'il avait perdue : "J'ai plus de temps à consacrer à ma vie familiale. J'emmène mes enfants à l'école, j'éprouve moins de stress. J'ai même arrêté de fumer."
"Il n'y a pas un matin où je me demande pourquoi je me lève"
Des témoignages comme celui de Pierre, il y en a bien d'autres. Sophie Javazzo, 35 ans, a travaillé pendant huit ans dans le domaine de la banque et de l'assurance dans la région lyonnaise. Elle a délaissé "ses neuf semaines de congés payés et son salaire régulier" pour s'installer dans le Gard rhodanien et régaler les habitants avec ses succulents burgers et hotdogs végétariens concoctés dans son foodtruck "My French Atti'tube".
Une nouvelle activité respectant ses valeurs et son éthique. "Dans mon ancien travail, il y avait une certaine pression au-dessus. Il se résumait à vendre des trucs dont les gens n'avaient pas besoin, à gagner de l'argent mais je n'étais plus épanouie", raconte-t-elle. Mise en chômage partiel pendant le confinement, elle ne retournera jamais au bureau. Aujourd'hui, sa charge de boulot a augmenté, le quotidien n'est pas tout rose mais "il n'y a pas un matin où je me demande pourquoi je me lève".
Si toutes les situations sont différentes, la motivation est la même : retrouver une utilité à son travail. Certains deviennent leur propre chef en ouvrant leur entreprise, d'autres poursuivent dans le salariat mais pas à n'importe quelles conditions. Mais qu'est-ce qui poussent ces salariés à changer de vie ? Selon Isabelle Bordat, psychothérapeute aux Angles et auteure du livre "Souffrances au travail : chroniques d'une tempête", il y a deux principaux facteurs : "On l'entend beaucoup chez les soignants ou dans l'Éducation nationale, c'est la perte de sens ou quand les missions associées à un métier ne sont plus celles que l'on demande en réalité. L'autre raison, c'est la "qualité empêchée". C'est-à-dire que les moyens donnés ne permettent pas de réaliser des objectifs. Pour y arriver, certains trouvent des solutions et on assiste à un glissement de tâches." Au-delà du salaire, le respect et la considération de chacun sont essentiels pour que les salariés se sentent bien dans l'entreprise, selon Isabelle Bordat.
Avoir du temps pour soi
Pour autant, certains métiers plus difficiles ou à horaires décalés et perlés n'attirent plus. On l'a vu cet été, hôtels et restaurants peinaient à compléter leurs équipes. Philippe qui gère avec sa sœur Anna, le restaurant Le Dap's à Bagnols-sur-Cèze depuis 13 ans, l'a bien ressenti. "C'est la première saison où on recrute comme serveuses des étudiantes sans expérience dans la restauration. Faute de candidats qualifiés", pointe le patron.
Économiquement, la crise sanitaire leur a causé beaucoup de mal, mais elle a aussi changé l'état d'esprit des salariés : "Pendant ces mois d'arrêt, certains se sont rendus compte qu'ils gagnaient autant en restant chez eux ou qu'ils pouvaient aussi faire du télétravail et ne plus trimer en soirée et les week-ends." Des employés sont partis vers d'autres horizons professionnels, d'autres sont restés en négociant des horaires moins contraignants sinon eux aussi s'en iront. Dans une étude réalisée en 2019 par l'INJEP, il s'avère que "l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle est le point le plus mis en avant par les jeunes (51 % pour qui il est très important, NDLR)."
Pour garder ou séduire de nouveaux salariés, les recruteurs doivent faire des concessions. "Depuis un an, les gens demandent systématiquement à faire du télétravail, d'avoir du temps pour eux et de bien respecter leurs horaires", a remarqué Emmanuel Chansou, directeur de structure d'économie sociale et solidaire sur Paris et le Gard rhodanien. Il a largement garni les "kits d'accessoires de rémunération" pour attirer les candidats avec chèques cadeaux, vacances, restaurant... "On en met plus qu'avant. Mais certaines entreprises ne sont pas armées pour ça."
Séduire les jeunes grâce aux réseaux sociaux
Le changement se trouve aussi dans le rapport de force employés-employeurs. Les premiers ont davantage de poids dans la négociation car les secteurs en tension cherchent de la main-d'œuvre. Si un travail ne leur convient pas, il y a de l'offre ailleurs. "La question du salaire arrive tout de suite dans l'entretien d'embauche et à peine un mois plus tard, il y a des demandes de prime", relate Anthony Pagès. Le chef d'entreprise a fondé à Connaux, à côté de Bagnols, son affaire de terrassement et négoce de matériaux. Aujourd'hui, il peine à honorer son carnet de commandes : "On est trois alors qu'on devrait être neuf. Je ne trouve pas de main-d'œuvre et quand je trouve, certains se permettent beaucoup de choses, parfois dangereuses, et n'ont pas forcément de conscience professionnelle."
Cette pénurie de main-d'œuvre touche aujourd'hui beaucoup de métiers. Dans l'industrie, le problème existe depuis plus longtemps. "Il faut vraiment séduire les candidats sans renoncer à certains principes. On tente d'attirer les jeunes différemment avec une campagne spécifique sur les réseaux sociaux", indique Régis Faure, directeur-adjoint de la communication de la business-unit recyclage d’Orano et du site d’Orano Melox, à Marcoule.
Des contenus reprenant les codes et tendances d'Instagram ou TikTok et vulgarisant les métiers de la radioprotection ou de la maintenance sont publiés depuis juin. De quoi dépoussiérer l'image parfois peu reluisante que les jeunes se font de l'industrie : "C'est aussi montrer à ces futurs actifs très connectés qu'il y a du digital et de l'informatique dans nos métiers", rebondit Marie-Emmanuelle Jay, directrice de la communication BU recyclage chez Orano Melox. L'usine mise beaucoup sur l'alternance également pour inciter les jeunes recrues à rester dans leurs effectifs.
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Conditions de travail plus souples, plus de place pour la vie privée, meilleure communication, opération séduction sur les réseaux sociaux, etc. seraient donc des clés pour garder et trouver de nouveaux employés. Et peut-être amener davantage de "renforcement positif car il peut y avoir le sentiment de ne pas avoir droit à l'erreur, de devoir toujours être performant. [...] Même si le travail n'est pas toujours fait comme le manager le voudrait, il faut de la bienveillance et de la reconnaissance", conclut Isabelle Bordat.
Marie Meunier