GARD L’État ne paie plus les experts judiciaires : « je vais crever »
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Photo B.DLC/ Les docteurs Éric Bonne et Mounir Benslima, experts judiciaires
Les retards de paiement des experts judiciaires se cumulent. Médecins, psychologues, traducteurs qui oeuvrent au quotidien pour la Justice attendent le paiement de leurs prestations depuis de nombreux mois, plus d'une année pour certains...
« Vite, vite il faut venir ». Rapidement deux médecins experts de la cour d’appel de Nîmes sont appelés à la rescousse d’un procès hors-norme aujourd’hui connu dans le monde entier : l’affaire Pélicot... Ce 15 septembre 2024, alors que le principal mis en cause et 50 autres accusés sont au balbutiement de ce procès qui doit durer jusqu’à fin décembre, la Justice retient son souffle. Dominique Pélicot est malade, souffrant, hospitalisé et donc absent des débats judiciaires. Et sans lui, pas de procès, car il est au cœur de l’accusation et de cette histoire devenue un fait de société planétaire. À la va-vite, deux experts sont dépêchés pour déterminer si Dominique Pélicot peut assister à l’audience dans le box d’Avignon ou si l’affaire doit être suspendue, voire ajournée avec toutes les répercussions de l’éventuel report d’un procès prévu sur quatre mois.
Deux médecins légistes, les docteurs Serge Giorgi et Mounir Benslima, sont mandatés en urgence par le président de la cour criminelle départementale de Vaucluse et envoyés au chevet du malade avec une obligation de rendre leur rapport le plus rapidement possible. Le 16 septembre, les deux praticiens annulent leurs nombreux rendez-vous respectifs dans des agendas surchargés et se rendent au chevet de Dominique Pélicot. Leur expertise effectuée quelques heures plus tard fige la suite des évènements. Dominique Pélicot, malgré un problème de santé, peut assister à son procès mais avec des aménagements, estiment les médecins dont le poids des actes est à la fois primordial et suivi par les juges. Le lendemain, le procès se poursuit en présence du mari qui a empoisonné sa femme, et qui était ensuite violée par des dizaines d’hommes. On connaît tous la décision tombée fin décembre 2024. Mais sans le diagnostic des deux experts judiciaires, prévenus au dernier moment et corvéables au service de la Justice, le procès aurait pu connaître bien d’autres errances chaotiques. Près de cinq mois plus tard, en guise de remerciement du ministère de la Justice, les deux praticiens attendent toujours d’être payés…
Médecins, psychologues, traducteurs concernés…
Aujourd’hui, les experts judiciaires qu’ils soient médecins, psychologues, traducteurs ou autres sont à bout de souffle. Les aides de la Justice ne sont plus payés parfois depuis de longs mois. Un monde des experts en crise en somme. La raison ? Ils sont asphyxiés financièrement car ils ne sont pas payés depuis plusieurs mois, certains depuis près d’une année par le ministère de la Justice. Donc l’État.
« On me doit plusieurs dizaines de milliers d’euros alors que j’effectue des expertises tous les jours et depuis des décennies. Je suis à découvert… Les impôts n’attendent pas et les pénalités bancaires non plus », dénonce le docteur Benslima, chef de service à l’unité médico-légale de Nîmes (voir photo avec un autre expert le docteur Bonne). Le docteur Éric Bonne attend lui aussi le paiement depuis plusieurs mois. Pour lui, la somme grimpe à 35 000 euros pour des factures qui datent de 9 mois pour les plus anciennes. Un autre expert judiciaire vient de se faire prêter 30 000 euros par sa famille pour payer les impôts, les charges et subvenir aux besoins de sa famille. « Tu as bac plus dix, tu travailles comme un fou et tu en es à demander de l’argent à tes proches, non pas pour finir les fins de mois mais pour les débuter ! »
Pour un autre expert qui n’est pas dans la médecine, les factures en retard du ministère de la Justice en ce qui le concerne tournent à 60 000 euros. « Je suis dégouté, écœuré vraiment et en plus je vais crever (…) Ma banque m’a appelé et me propose de me faire un prêt pour pallier le manque d’argent et le trou sur mon compte. Tout cela parce que la Justice ne paie pas. J’ai dix mois de retard, le dernier virement de la Justice remonte à avril 2024 ! » Il reprend : « Le système est très mal fait car le juge, le procureur ou l’officier de police judiciaire, qui demandent le plus souvent très rapidement une expertise, ne savent pas s’il y a de l’argent ou pas dans la caisse. Ce ne sont pas eux les responsables. Le problème, c’est qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses de la Justice et nous en souffrons en premier lieu. »
Pourquoi les jeunes médecins viendraient aider la Justice ?
« Beaucoup de cour d’assises ou de juridictions se plaignent de ne plus avoir d’experts. Mais beaucoup de confrères ne veulent plus le faire et on ne peut pas leur jeter la pierre. Nous sommes payés au lance-pierre. De plus, on peut nous faire attendre près de 18 mois comme moi pour se faire payer une journée passée en reconstitution criminelle ou en expertise. Pourquoi les jeunes médecins viendraient aider la Justice ? », ajoute amer le docteur Serge Giorgi. « C’est une pénurie aggravée par une misère administrative et financière de l’État (…) Vous savez, aucune entreprise normalement constituée n’accepterait d’être payée avec autant de retard », poursuit le docteur Giorgi.
Un autre expert, dans une autre cour d’appel, a décidé de rendre sa blouse. Il part à la retraite et ne veut plus travailler avec la Justice. « Le plus mauvais payeur que je connais », affirme-t-il. « Le pire, c’est que lorsque l’on va dans des tribunaux on voit tous les jours des gens condamnés parce qu’ils doivent de l’argent et là pour la Justice c’est normal… Il faut attendre plus d’un an. Mais qui peut l’accepter ? »
« On souffre en silence, c’est une histoire de budget », reprend un traducteur appelé 7/7j et 24/24h pour des gardes à vue, des procès... « Un jour, le traducteur deviendra hypothétique, il ne faudra plus compter sur nous », affirme ce professionnel.
« Lorsque on est convoqué par exemple en cour d’assises, on se déplace, on perd au minimum une demi-journée et à la fin le paiement n’est perçu que 6 ou 8 mois plus tard. Mais le jour où l’on est en expertise ou convoqué devant une juridiction, on ne peut pas prendre de rendez-vous avec des patients, on ne gagne pas d’argent et à la fin on attend le paiement de la Justice », tranche une autre professionnelle qui indique « qu’elle fait ce métier d’expert par passion ».
Une pétition lancée
Une situation tellement compliquée qu’à la cour d’appel d’Aix-en-Provence, des experts ont mis en ligne, le 18 janvier 2025, une pétition pour « le paiement immédiat des missions et des frais de justice des psychiatres, psychologues et traducteurs interprètes missionnés par le ministère de la Justice ». Un ministère dirigé depuis peu de temps par Gérald Darmanin que notre rédaction a contacté sans avoir de réponse au moment du bouclage de notre article.
Si l’effort financier dédié à la Justice a été mis en exergue ces dernières années, sur le terrain c’est plutôt la misère qui sévit. Dernièrement, le traditionnel pot de convivialité à la fin de la rentrée solennelle de de la cour d’appel Nîmes a été annulé par manque de moyens ! Les experts, eux, se moquent des petits fours, mais ils ne veulent pas non plus être les dindons de la farce…