HISTOIRES DE PONTS L’invisible pont Pitot
Durant tout l’été, Objectif Gard vous propose ses nouvelles rubriques. Tous les mardis, la rédaction revient sur l'histoire d'un pont du département. Aujourd’hui, cap sur le pont Pitot. Combien de personnes, parmi les centaines de milliers qui visitent le site du Pont du Gard chaque année, connaissent son existence ?
Car il y a un pont accolé au célèbre et majestueux aqueduc romain, et lorsque vous traversez le Gardon au Pont du Gard, vous empruntez en fait le pont Pitot, du nom de l’ingénieur du XVIIIe siècle Henri Pitot. Originaire d’Aramon, il a signé notamment l’aqueduc de Saint-Clément à Montpellier, a inventé le tube de Pitot, qui permet de mesurer la vitesse des fluides et qui est encore de nos jours utilisé en aéronautique, et a donc signé le pont qui porte son nom, accolé au Pont du Gard.
Nous sommes dans les années 1740, et Remoulins est déjà au centre du Gard d’aujourd'hui. Mieux, la commune est sur la route reliant deux villes importantes économiquement, Uzès et Beaucaire. Le développement des postes royales et d’un service de diligence plaide également en faveur d’un franchissement sécurisé du côté de Remoulins, qui éviterait un long détour par le pont Saint-Nicolas pour franchir le Gardon. Seulement voilà : seul un gué et un bac permettent de franchir la capricieuse rivière à Remoulins, et l’aqueduc romain n’est pas adapté au franchissement de convois.
« Cette situation n’était pas favorable aux échanges économiques », résume l’ingénieur en chef honoraire du Département, Michel Lescure, dans une conférence donnée il y a quelques années. Il faut donc construire un pont sur le Gardon à Remoulins, mais c’est plus facile à dire qu’à faire, les crues répétées de la rivière compliquant une tâche déjà pas facile. Les États du Languedoc décident donc de confier l’affaire à Henri Pitot.
L’ingénieur étudie plusieurs possibilités, mais retient l’idée d’accoler le pont au Pont du Gard, pour profiter des fondations de l'édifice romain. Nous sommes en janvier 1743. Les travaux débutent peu après, et Pitot va faire en sorte de concevoir un pont qui soit à la fois hydrodynamique, avec des « arrière-becs » à même de résister à la pression de l’eau sur un cours d’eau qui connaît régulièrement des crues très importantes, et intégré le plus possible à l’aqueduc romain.
Outre l’aspect esthétique, Pitot va jusqu’à utiliser les mêmes pierres que les romains, provenant de la carrière antique de l'Estel, à Vers-Pont-du-Gard, rouverte pour l'occasion. La première pierre est posée le 18 juin 1743, comme le rapporte Michel Lescure. Le chantier est difficile : trois crues, toutes en 1743, perturbent les travaux et les retardent, puis des tensions naissent entre Pitot et les entrepreneurs chargés de construire le pont pour des questions de sous-traitance. Néanmoins, le pont est livré en février 1745.
La malédiction des ponts suspendus
Moins d’un siècle plus tard, en 1830, un pont suspendu conçu par l’Ardéchois Marc Seguin, inventeur du concept de pont suspendu à fil de fer, est bâti à Remoulins. Las, le pont, qui utilise une technologie nouvelle pour l’époque, ne durera pas : dès 1900 il est question de sa restauration ou de son remplacement, et fin 1936 le conseil municipal de Remoulins jette l’éponge et abandonne l’ouvrage. Le pont sera démoli deux ans plus tard, et ses vestiges ont depuis été classés aux Monuments historiques.
Un autre pont suspendu sera bâti en 1935, mais ne durera pas longtemps : la crue du Gardon du 30 septembre 1958 provoquera un affaissement de l’ouvrage et la rupture de son tablier. Réparé, mais rapidement devenu vétuste, il sera finalement démoli en 1995. Le nouveau pont routier, en structure mixte acier-béton, sera mis en service en 1994. Le pont Pitot, qui lui tient depuis 277 ans, ne voit plus aujourd’hui traverser que des piétons. Toujours dans l’ombre du Pont du Gard, et c’est peut-être sa plus belle réussite.
Thierry ALLARD