NÎMES L’inscription de la Maison Carrée : l'énigme déchiffrée par Séguier
C'est au Carré d'Art, dans la galerie du hall jusqu'au 16 avril, qu'est à découvrir une exposition des plus intéressantes et intimistes développant les travaux du savant nîmois Jean-François Séguier.
"C. CAESARI. AVGVSTI. F. COS. L. CAESARI. COS. DESIGNATO PRINCIPIBUS IVVENTVTIS", vous connaissez ? C'est peut-être l'inscription la plus éloquente et évocatrice de la Nemausus de l'époque, la Nîmes antique.
Il existait, à l'origine, une inscription sur l'entablement de la façade d'entrée de la Maison Carrée, mais les lettres de bronze qui la formaient ont disparu depuis très longtemps. Il n'en subsiste plus aujourd'hui que les trous de fixation dont quelques-uns portent encore des traces du plomb ayant servi à leur scellement.
Après différentes tentatives infructueuses, l'inscription fut déchiffrée en 1758 par le savant nîmois Jean-François Séguier (1703-1784). Grimpé sur un échafaudage, Séguier réalise un relevé précis des trous de fixation puis, de retour dans son cabinet de travail, en déduit l'inscription disparue...
L'inscription détaillée
Cette dédicace latine se traduit par : "À Caius Caesar consul et Lucius Caesar consul désigné, fils d'Auguste, princes de la jeunesse." Elle fait référence aux petits-fils et princes héritiers de l'empereur Auguste, morts prématurément, l'an 2 et 4 de notre ère.
La découverte de Séguier marque un progrès décisif dans la connaissance du monument : elle confirme sa fonction de temple, établit son lien avec le culte impérial et lui donne une datation fiable.
Discutée aux XIXe et XXe siècles du fait notamment de la présence de trous inutiles résultant de maladresses lors de la pose des lettres, l'interprétation de Séguier est aujourd'hui unanimement acceptée.
La bibliothèque de Nîmes conserve l'ensemble des papiers que Séguier avait légués à l'Académie de Nîmes. Parmi eux figurent les spectaculaires rouleaux de 13,25 et 5,90 mètres, correspondant au relevé à l'échelle d'un des trous de scellement et à la restitution des deux lignes de l'inscription.
Trois états du travail de Séguier
Le relevé original composé de 18 feuilles (12 pour la frise et 6 pour l'architrave) non assemblées. Ce sont les feuilles qui ont été appliquées sur le monument. Elles ont été communiquées à Ménard qui les a présentées à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Une copie avec "les trous en noir et les lettres en jaune clair" conservée par Séguier "afin de la montrer au public qui s'est empressé de la voir et de l'examiner" (lettre à Ménard du 19 septembre 1758). Cette copie, qui sera annotée en 1844 au moment de la querelle entre Pelet et Perrot, comprend la totalité de l'inscription. Cette copie n'est conservée que pour la première ligne, à moins que la seconde ligne n'ait jamais été réalisée. On peut présumer qu'elle répondait au même souci didactique que la copie précédente.
La lettre P marque les trous où des traces de plomb sont conservées. Un symbole formé d'une croix entourée de quatre points indique les lettres qui ont laissé une légère empreinte sur la pierre.
Retour sur l'énigme
Au XVIIIe siècle, la Maison Carrée servait d'église à un couvent de frères augustins. Son antiquité était reconnue et admirée de tous mais la fonction et la datation précise du monument demeuraient incertaines.
Au XVIe siècle, Poldo d'Albenas, s'appuyant sur la dénomination de capitolium employée dans d'anciens manuscrits et passée dans la langue courante sous la forme Capdueil, y voyait un capitole, c'est-à-dire une maison où se réunissaient les consuls pour administrer la ville. Rulman assimilait, pour sa part, la Maison Carrée à la basilique construite, selon l'historien romain Spartien, par l'empereur Hadrien en l'honneur de Plotine, femme de son prédécesseur Trajan. Cette hypothèse conduisait à dater le monument du début du second siècle.
À l'époque de Séguier, l'idée d'un bâtiment civil était généralement abandonnée et la Maison Carrée était, à la suite de Spon, reconnue comme un temple. Il restait à savoir à quel culte il était dédié. Pour répondre à cette question, il fallait restituer la dédicace disparue, en utilisant la méthode que l'érudit provençal Fabri de Peiresc avait employée avec succès au début du XVIIe siècle pour un monument d'Assise et qu'il espérait appliquer à Nîmes : déduire les lettres disparues de la disposition de leurs trous de scellement.
La découverte expliquée
Séguier, dans sa jeunesse, et, plus tard, Lorenzi, un Italien de passage à Nîmes, avaient déjà entrepris de résoudre l'énigme de la Maison Carrée, mais le relevé des trous exécuté depuis le sol n'était pas assez précis pour y parvenir. En 1758, l'historien de Nîmes Léon Ménard persuada les autorités municipales de construire un échafaudage qui permettrait une observation rapprochée
Jean-François Séguier se proposa pour exécuter le relevé. Revenu depuis peu à Nîmes après un long séjour en Italie, il était tout indiqué pour cette tâche en raison de ses compétences en épigraphie. Il travaillait en effet depuis de nombreuses années à la réalisation d'un monumental recueil d'inscriptions antiques.
Le calque fut réalisé les 17 et 19 août 1758 sur des feuilles de papier de même hauteur que la pierre. La méthode consistait à noircir le pourtour des trous qui se reportaient ainsi sur le verso de la feuille pressée contre la pierre, puis à transférer leur position sur le recto en piquant le centre de la marque avec une épingle.
De retour dans son cabinet de travail, Séguier ne tarda pas à restituer la seconde ligne de l'inscription, qui n'est pas brouillée par des repentirs au moment de la pose. Ces premiers mots découverts le mirent sur la voie des petits-fils adoptifs d'Auguste et lui fournirent la clé pour l'interprétation du reste de l'inscription.
La publication... Controversée ?
Séguier, en bon scientifique, voulut soumettre sa découverte à ses pairs. Il envoya à cet effet les calques originaux à Ménard qui les communiqua aussitôt à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Une commission de quatre membres examina et valida l'interprétation de Séguier. Parmi ses membres figurait l'abbé Barthelemy, qui, voulant lui-même s'attaquer à l'énigme, avait sollicité de Séguier un relevé.
Ménard inséra immédiatement la découverte de Séguier dans le septième et dernier volume de son Histoire de Nîmes qui parut cette même 1758. Il l'illustra d'une planche qu'il chercha à rendre la plus exacte possible.
L'année suivante, Séguier publia lui-même sa découverte, dans une dissertation éditée à Paris. Cet ouvrage fut repris à Nîmes en 1776 pour répondre à "l'empressement des étrangers et des voyageurs qui ne cessent de rechercher cette dissertation." Cette réédition est illustrée d'une copie médiocre de la planche originale.
Celle-ci existe curieusement en deux versions, l'une gravée sur bois, l'autre sur cuivre. La découverte de Séguier n'eut pas seulement un écho dans le monde savant et dans les publications à destination des visiteurs étrangers. Elle frappa les Nîmois. Séguier rapporte ainsi que dès sa découverte, des voix s'élevèrent pour demander le rétablissement de l'inscription. Le savant s'y opposa afin d'en préserver les traces archéologiques.
Discussion et fin de l'histoire !
L'interprétation de Séguier fut discutée aux XIXe et XXe siècles. Dans leur "Description des monumens antiques du Midi de la France", parue en 1819, Grangent, Durand et Durant émirent l'hypothèse que les trous inutilisés par l'inscription de Séguier provenaient d'une inscription antérieure
Auguste Pelet adopta en 1834 cette conjecture qui servait sa conviction que la Maison Carrée n'était ni un temple ni un monument de l'époque d'Auguste, mais bien la basilique construite en 122 par Hadrien en l'honneur de Plotine. L'inscription de Séguier ne pouvant plus renvoyer aux petits-fils d'Auguste morts au début du premier siècle, Pelet proposa d'en changer la première lettre de C en M et d'y lire une dédicace, datable de 152, à Marcus et Lucius, fils adoptifs de l'empereur Antonin, originaire de Nîmes. Cette correction suscita une polémique avec Perrot qui défendit la lecture de Séguier.
L'idée de deux dédicaces successives fut également soutenue par Émile Espérandieu qui proposa en 1919 une restitution de la première inscription. Celle-ci attribuait la construction de la Maison Carrée à Agrippa, ce qui conduisait à la dater de l'an 16 avant Jésus-Christ.
Chargé par le CNRS d'une étude du monument, Robert Amy fit en 1968 de nouveaux relevés et corrigea les imprécisions laissées par Séguier. Son étude confirma celle du savant du XVIIIe siècle : certaines lettres, mal alignées, mal espacées, voire inversées, avaient dû être reposées. Les trous inutilisés résultaient donc bien de la maladresse des ouvriers et non d'une improbable inscription antérieure. La datation de la Maison Carrée a par ailleurs été confirmée par les études stylistiques récentes.