FAIT DU JOUR Médecin, étudiant, policier, banquier : leur double vie
Impossible d’obtenir un rendez-vous avec le docteur Jacques Justet. Pendant environ six semaines, en novembre-décembre, ce médecin généraliste de Bessèges pose des congés. Pas pour se reposer. Non. Il fait tourner le moulin à huile d’olives des Mages… « J’ai 22 ruchers troncs. C’est mon chiffre fétiche », lance, amusé, Stéphane Libéri. Chef du bureau de police municipale de Poulx, il évacue la pression en bichonnant ses ruches. Et, entre deux récoltes, il traque un des pires serial killer : le frelon asiatique… Agnès travaille à la Banque postale depuis 2009. Le 17 décembre, on pourra la voir avec sa trompette aux environs de la brasserie le Comptoir des halles, à Nîmes. Affublée de perruques ou autres joyeuses tenues, elle joue dans deux fanfares… Luna et Lou, 19 ans, jonglent entre études et petit boulot. Mais il y a des rendez-vous qu’elles ne ratent jamais : les maraudes des copains de Minuscule.
L’autre vie du docteur Justet
« On ratisse dans les départements voisins, l’Ardèche, le Vaucluse. On a même des patients dans le sud du Gard qui viennent chez nous car ils cherchent un moulin à huile traditionnel. » Des patients qui veulent faire presser leurs olives ? vraiment ?
Tignasse blanche, sourire bonhomme, Jacques Justet se reprend : non il voulait dire des clients. Le lapsus est révélateur. Ce médecin généraliste qui vient de fêter ses 64 ans a une double vie professionnelle. Toute l’année, cinq jours par semaine, il reçoit des patients à Bessèges, de 7h30 à 21h. Mi-novembre, il pose ses congés. Direction le moulin à huile Rodier des Mages où il travaille de 5h à 22 h. Le moulin a été créé en 1887. Dans le "bureau", des photos du père et du grand-père de Jacques Justet sont affichés face à d’énormes futs d’huile d’olive en inox. Une belle fenêtre cintrée dévoile une vue sur les oliviers. « C’était une ancienne filature de soie », explique le médecin. Le moulin a d’abord été géré par son arrière grand-tante, Tirza Benoît, née Rodier. On en est aujourd’hui à la cinquième génération. D’un coup, Jacques Justet interrompt son récit. Il se lève, va contrôler si tout se passe bien. Dans la salle voisine, les lourdes meules de granit tournent sur un socle de pierre et ronronnent en pressant les olives.
Le docteur tend un doigt vers le plafond : « Ma chambre était juste au-dessus des meules et, toute mon enfance, j’ai été bercé par leur bruit. » L’activité du moulin, saisonnière, était insuffisante pour faire vivre une famille. Le père de Jacques avait lui aussi une double vie : mineur et moulinier. « J’ai mal tourné », sourit le fils. Après un bac scientifique obtenu à 16 ans et demi, il étudie la médecine à Marseille. Le surlendemain de sa thèse, celui qui ne voulait pas « de relation d’argent avec les gens », est embauché comme médecin salarié des mines à Bessèges. Il n’a jamais souhaité être médecin spécialiste, pour « être en contact avec les gens », « partager leur quotidien ».
Ses parents, Alberte et Roger Justet, font tourner le moulin. À 44 ans, quand il voit combien ils y sont attachés et combien ils peinent à trouver un repreneur, il leur propose de s’en occuper, en parallèle de son activité de médecin. En 2014, il fait construire une nouvelle partie moderne tout en inox. Les gens ont le choix : presser leurs olives selon les méthodes ancestrales avec broyage à la "génoise" ou faire appel à un processus de fabrication plus moderne.
« Mon père en rêvait. Je regrette qu’il ne l’ait pas vu », confie-t-il. Le docteur Justet ne parle pas à ses patients de son activité de moulinier. « Mais eux, ils m’en parlent. Ça les amuse et ça les intéresse. Il y en a même qui viennent consulter au moulin », éclate-t-il de rire. Ils passent et essaient de glaner un conseil médical. Les médecins des houillères sont gérés aujourd’hui par Filiéris. « J’attaque ma troisième génération de patients », observe celui qui compte prendre sa retraite au printemps. Le docteur Justet a deux filles et un fils, âgés de 34 à 37 ans. L’une est juriste, l’autre osthéopathe et le dernier architecte.
« Ils sont très attachés à l’évolution et à la pérennité de la structure », assure-t-il. Les filles aident de temps en temps le week-end. Le fils gère le site Internet et il fait, selon son père, des go fast pour écouler la production familiale à Paris. L’intéressé, François Justet, confirme : « Je fais l’allez-retour sur le week-end pour chercher l’huile et je la livre à Paris à vélo auprès de particuliers ou de restaurateurs. Ils prennent notre huile pour assaisonner des plats. »