BAGNOLS/CÈZE De la prison pour les dealers de « Bogota »
Jordan, Himad, Benyoucef et… Brigitte sont condamnés à des peines de prison par le tribunal judiciaire de Nîmes, vendredi 1er avril, pour avoir géré la place de deal de « Bogota » au quartier des Escanaux, à Bagnols, entre avril et novembre 2018.
Selon les enquêteurs, les trois jeunes de 22, 25 et 28 ans et la retraitée rondelette de 65 ans ont tous joué un rôle actif dans l’organisation de ce point de deal, devant cet immeuble des Escanaux surnommé « Bogota » par ses habitués.
La petite dame replette, aux cheveux gris et aux lunettes rouges en était la nourrice un peu forcée. Lors de la perquisition de son petit appartement, ciblé par les chiens renifleurs, les policiers découvrent sous sa machine à laver deux sacs contenant 200 grammes d’herbe, près d’un gramme de poudre blanche, une balance et des couteaux. « L’un des jeunes m’avait demandé de garder sa sacoche chez moi, et j’avais dit oui, explique-t-elle intimidée, à la barre. Ensuite, j’ai senti l’odeur et je me suis méfiée, mais je n’ai pas osé dire stop, par peur. » En dépression, la retraitée semble avoir été choisie en raison de sa vulnérabilité. En échanges, les dealers lui ont donné deux billets de 20 euros et quelques provisions : du jambon, des canettes de bières.
« À chaque fois que je me fais attraper, je vais en détention »
En bas de la tour, des dizaines de clients se succèdent chaque jour devant la petite lucarne du local à poubelle, sous l’œil attentif des guetteurs avachis sur des chaises de camping quand il fait chaud. À l’intérieur de la remise, les vendeurs, comme Jordan, distribuent le cannabis pesé et découpé dans les couloirs de l’immeuble. Quand ils ont tout écoulé, ils montent se réapprovisionner chez Brigitte.
Condamné en février à trois ans pour ce même trafic à une autre période, le jeune de 22 ans, sweat vert fluo, veste de sport bleu foncé, longue queue de cheval bouclée, paraît fataliste dans le box des détenus du tribunal. « Comment voyez-vous votre avenir ? Vous semblez dans une délinquance d’habitude… », le provoque le président du tribunal Jean-Michel Perez. Jordan affiche déjà 10 condamnations à seulement 22 ans. « Faut me laisser une chance, à chaque fois que je me fais attraper, je vais en détention, ça n’arrange pas les choses, maugrée-t-il. J’ai eu un contrôle judiciaire mais avec l’interdiction de retourner à Bagnols chez ma mère. Or je n’ai pas d’autres endroits pour dormir, c’était impossible à tenir… »
Le procureur n’en croit pas ses oreilles. « Est-ce que ça vous autorise à reprendre votre trafic de stupéfiant, comme vous l’avez fait ? Vous connaissez l’adage "aide-toi, le ciel t’aidera" ? », rétorque Philip Ughetto. Jordan semble baisser les bras. « Tout le monde n’y arrive pas. Je suis faible mentalement, lâche-t-il. Mais ma vie n’est pas écrite. J’ai 22 ans, pas 40. Ma vie ne va pas se résumer à la prison. Mais il faut me laisser une chance et ne pas me mettre de bâtons dans les roues. »
« Depuis qu’on a essayé de me tuer, j’ai changé de vie »
Depuis 4 ans, Himad, qui jouait le rôle de guetteur occasionnel, semble avoir reconstruit sa vie. « Je ne fume plus, j’ai changé, affirme l’élégant, fines lunettes dorées, petit chignon et barbe bien taillé. Depuis qu’on a essayé de me tuer, j’ai changé de vie : j'ai déménagé, je suis apaisé, avec mes enfants et ma femme. Je suis bien comme je suis. » Dans les prochains mois, le jeune sera cette fois sur le banc des victimes, aux assises du Gard, pour comprendre les raisons de la tentative d’assassinat dont il a été victime.
Soupçonné d'être le chef du point de deal, Benyoucef, jure, lui aussi, avoir tourné la page. Il n’ordonne plus aux vendeurs de servir plus vite les clients, mais travaille en CDI de nettoyage industriel. « Depuis ma sortie de détention, je suis à Avignon. Je suis passé à autre chose. Je me lève à 5 heures du matin pour nettoyer des cuves, explique le jeune en sweat gris à capuche. J’ai aussi fait un travail sur moi-même. J’ai remplacé le cannabis par du CBD, je dors mieux. »
Le procureur de la République se lève. « Sur ce point de deal, on pouvait se procurer du cannabis, de la cocaïne et aussi de l’héroïne que les dealers venaient chercher en haut, dans l’immeuble, notamment chez cette brave femme à la vie modeste. Ils ont profité de sa gentillesse et de sa naïveté. Par crainte, elle a continué à assurer l’intendance de leur trafic quotidien », précise Philip Ughetto.
« Des téléphones cryptés, de la cocaïne et des armes »
L’avocat d’Himad relativise le rôle de ce dernier dans la petite organisation. « Ce n’est pas un point de deal comme à Marseille ou Avignon. Mon client s’y trouve, il l’admet, mais ce n’est pas pour autant qu’il participe au trafic. Il vient seulement voir ses copains et fumer des cigarettes en cachette de ses parents, affirme Louis-Alain Lemaire. Aujourd’hui, malgré une tentative d’assassinat qui aurait pu le faire plonger, il a au contraire trouvé la force de rebondir et de construire une vie de famille. »
L’avocat de Benyoucef embraye. « Combien lui a rapporté ce fameux trafic à Bogota ? Pas grand-chose, il a déposé 800 euros sur son compte en un an et demi ! », lance Jérôme Arnal. Le conseil de Jordan poursuit dans la même veine. « Quand j’ai appris que l’immeuble était appelé Bogota je m’attendais à trouver des téléphones cryptés, de la cocaïne et des armes. Mais rien de tout ça car c’est en fait un tout petit réseau, même à l’échelle de Bagnols, ajoute Abdelghani Merah. Mon client est le plus jeune de la bande, il est influençable. C’est un écorché vif, mais il a besoin de rebondir, pas de retourner en prison. » Peine perdue : le tribunal condamne Jordan à deux ans d’emprisonnement, Himad et Benyoucef a un an et Brigitte à 6 mois avec sursis.
Pierre Havez