L'INTERVIEW Claudie Haigneré, première française dans l'espace : « Si je peux inspirer la jeune génération, c'est avec plaisir »
En 1996, Claudie Haigneré est devenue la première femme astronaute européenne à réaliser une mission spatiale, en séjournant deux semaines à bord de la station russe Mir. Les 18 et 19 novembre prochains, l'astronaute et conseillère auprès de l'Agence spatiale européenne se rendra à l'IMT Mines Alès pour « la journée des Audacieuses », où elle encouragera les jeunes femmes à se tourner vers des carrières en ingénierie, encore dominées par les hommes.
Objectif Gard : Ce week-end, vous interviendrez à l’IMT Mines Alès pour deux journées de conférences, d'abord avec les scolaires puis avec un public plus large. En quoi est-ce essentiel, pour vous, d'encourager les jeunes femmes à se tourner vers les filières scientifiques, comme le souhaite l'IMT Mines Alès ?
Claudie Haigneré : L'IMT Mines Alès est dirigée par Assia Tria, et ce n'est pas si fréquent d'avoir une femme directrice d'une école d'ingénieurs. C'est déjà une bonne introduction pour parler de diversité, et nous avons tous à cœur d’inciter plus de jeunes femmes à entrer dans des carrières scientifiques. Je ne me revendique pas comme féministe, mais je suis engagée et convaincue que la diversité inclusive est un enrichissement et que pour construire ce monde de demain, nous avons besoin d'approches diverses. Les femmes ont toutes leurs places. Elles représentent plus de 50% de la population, c'est un bassin de talent à exploiter, et il faut construire un futur qui représente la diversité du monde, avec ses différentes approches, ces différentes façons de penser l'avenir. Les femmes doivent être là.
Malheureusement, cela fait plus de 30 ans que je tente d’expliquer combien ces métiers, dans les sciences et l’ingénierie, peuvent être épanouissants, mais les choses bougent peu : la présence féminine reste faible, surtout dans les écoles d’ingénieurs. Mais à l'IMT Mines Alès, Assia Tria m’a précisé que plus de 30 % des étudiants sont des femmes, alors qu'en général, on est en dessous de 25 %. C'est un progrès bienvenu et c’est particulièrement important dans les filières industrielles et dans le monde numérique qui accélère les transitions. J'ai accepté avec plaisir d'être au côté de la directrice et de ces jeunes femmes pour partager une carrière riche en rencontres et en opportunités d'expression. J'ai eu la chance de vivre de multiples vies autour de la science et de l'ingénierie, avec à chaque fois l’impression d’être à ma place et d’y apporter quelque chose. Si je peux inspirer la jeune génération, c'est avec plaisir.
Quels obstacles les femmes rencontrent-elles encore aujourd'hui dans les sciences selon vous ?
Il y a toujours ce problème de clichés, présents très tôt. Dans l’éducation, à la maison et pas seulement à l'école, on retrouve encore l'idée de donner des jeux de construction aux petits garçons, alors que les petites filles sont orientées vers des jouets dans la catégorie « rose ». Nous y sommes encore souvent, ça n'a pas complètement bougé. Ensuite, je pense que de manière générale, les métiers d’ingénieur sont mal connus. Si vous demandez à un enfant, fille ou garçon, qui n’a pas d’ingénieur dans sa famille, ce qu’est un ingénieur, il ne sait pas vraiment répondre, même à 12 ou 13 ans, au collège. C'est un métier qui n’est pas bien connu. Nous n'avons pas de modèle.
On voit des médecins légistes, des commissaires de police ou des juges d'instruction dans les séries télé, mais on ne voit pas d’ingénieurs. Alors, si vous n’avez pas d’ingénieur dans votre entourage, vous n'allez pas forcément vous intéresser à ces écoles-là. C'est aussi un frein. La représentation et l'incarnation du métier sont importants. C’est pour ces raisons que je monte souvent sur scène pour expliquer ce qu’est le métier d'ingénieur, qui a été une partie de mon parcours, et d‘en faire connaître les différentes facettes. Ce n'est pas seulement une question de stéréotypes, c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Et comme il y a peu de femmes ingénieures, le métier est souvent présenté par des hommes, cela renforce encore la difficulté des jeunes filles à s’y projeter.
Les jeunes sont de plus en plus préoccupés par l'état de la planète, et beaucoup éprouvent une forme d'éco-anxiété. Quel message leur adressez-vous pour les encourager à s'engager malgré leurs inquiétudes ?
Les ingénieurs sont typiquement des bâtisseurs du futur, et une école comme l'IMT Mines Alès porte justement ce projet d'inventer un monde durable grâce à la science et la créativité. Un monde durable, c'est une idée qui résonne beaucoup chez les jeunes aujourd'hui. L’éco-anxiété, c’est la peur que tout s’écroule sans solutions possibles. Or, je pense au contraire que les ingénieurs peuvent proposer des solutions. Attention, je ne dis pas que tout doit passer par la technologie – je ne suis pas « techno-solutionniste ». Il faut aussi évoluer dans nos comportements, adopter plus de sobriété et de responsabilité. Mais ce changement de mentalité ne suffira pas à lui seul : il faudra aussi trouver de nouvelles solutions d’ingénierie pour réduire l’impact environnemental de nos activités.
« Nous avons donc besoin d’ingénieurs, et pas uniquement de ceux issus de familles d’ingénieurs. Nous avons besoin de jeunes, de femmes, de profils variés. Plus des trois quarts des élèves qui entrent dans les écoles d'ingénieurs ont déjà un ingénieur dans leur famille. »
Claudie Haigneré, première femme astronaute européenne
Nous avons donc besoin d’ingénieurs, et pas uniquement de ceux issus de familles d’ingénieurs. Nous avons besoin de jeunes, de femmes, de profils variés. Plus des trois quarts des élèves qui entrent dans les écoles d'ingénieurs ont déjà un ingénieur dans leur famille : un père, une sœur, un oncle, une tante. Cela signifie que nous passons forcément à côté d’un vivier de talents. Des personnes qui pourraient arriver avec d'autres manières de penser, d'agir. Mais à côté des changements de comportement, une partie des réponses aux enjeux de demain réside dans les mains des ingénieurs.
Vous êtes la première, et encore à ce jour la seule, femme française à être allée dans l’espace, dans un domaine où les femmes étaient encore plus rares à l’époque. Vous étiez médecin à l'origine. Comment êtes-vous devenue astronaute, et quel a été le déclic pour vous ?
Effectivement, je suis médecin rhumatologue de formation, née en 1957. En 1969, lors du premier pas de l’homme sur la Lune, j’avais 12 ans. C’était alors un moment de fascination, qui m’a ouvert à l’idée que certaines choses, même celles qui paraissent impossibles, peuvent se réaliser. Bien sûr, à cette époque, je ne me disais pas que j’allais devenir astronaute. Vous avez raison, ce milieu était réservé aux militaires, pilotes de chasse ou d’essai, des profils très éloignés de celui d’une jeune fille. Mais ce moment m’a appris à ne pas me limiter à ce qui semble accessible et à croire que, parfois, on peut être acteur de l’impossible.
Je fais partie de la génération Apollo, pour qui la science et l’ingénierie étaient vues comme des solutions pour tout. En exerçant mon métier de rhumatologue à Paris, j’ai découvert par hasard un appel à candidatures du CNES (Centre national d’études spatiales) en 1985, qui recrutait des chercheurs et ingénieurs pour mener des programmes scientifiques dans les stations spatiales. Ils élargissaient leur recrutement au-delà des pilotes militaires, pour inclure des civils, ingénieurs et scientifiques. Et la rencontre, je dirais, de mon rêve d'enfant, de ce désir d'aventure, d'exploration qui était dans ma tête d'enfant avec la porte entrouverte de cet appel à candidature m’a semblé évidente. J’ai postulé, audacieuse mais en confiance… et ça a marché.
« Il y avait une forme de lourde responsabilité. »
Claudie Haigneré, première femme astronaute européenne
En 1996, vous avez donc passé seize jours à bord de la station spatiale russe Mir. Que retenez-vous de cette expérience unique ?
Il y avait une forme de lourde responsabilité. Des centaines de personnes avaient travaillé pour nous amener à réussir la mission. Au moment du départ, vous partez avec votre équipage, nous étions trois, et toute la réussite d’un travail collectif repose alors sur vos épaules. Mais cette responsabilité fait partie du désir d’aventure, d’exploration, qui m’animait. Elle exige aussi un niveau d'excellence, tant sur le plan opérationnel que sur le plan des recherches à mener. Vous parlez des seize jours de mission, mais il y a eu des années d'entraînement pour atteindre la compétence nécessaire, car en tant que médecin, je n’avais pas la formation d'ingénieur, ni de contrôle de plateforme gyrostabilisée ou autres subtilités de ce domaine spatial si spécifique…J’ai dû aussi me former à tous les types de recherche effectuées à bord en microgravité, bien au-delà des seules sciences de la vie. C’est un long parcours pour arriver prêt à affronter une mission complexe dans un environnement très technologique. Nous partons pour réussir la mission, c’est l’objectif ; mais c’est aussi un bonheur que de vivre la mission et de pouvoir la partager au retour.
J’ai été sélectionnée en 1985, et je suis partie en 1996, donc onze ans d'attente, d’impatience à vivre vraiment cette aventure. J’avais travaillé avec des ingénieurs et astronautes qui m’avaient raconté ce qu'ils avaient vu, ressenti… mais moi, je ne l'avais jamais vécu, seulement simulé. Et ce jour-là, je découvre « pour de vrai », comme dirait les enfants, la poussée qui vous propulse à 28 000 km/h, la force de gravité atteignant jusqu’à 4 fois l’intensité perçue sur terre, l’insertion en orbite avec la découverte de la microgravité, puis l'entrée dans la station Mir, un immense volume avec tous ses modules.
« C'est fascinant, magique, merveilleux. Le moment où l’on ouvre les écoutilles, où l’on retrouve l’équipage, où l’on pose le premier regard par le hublot... Je le dis souvent, la réalité était encore plus belle que le rêve que j'avais en tête. »
Claudie Haigneré, première femme astronaute européenne
C’est là que l’on découvre ce que c’est que de se déplacer dans un environnement en trois dimensions. Nous, les humains, sommes habitués à vivre en deux dimensions ; la troisième, on ne sait pas trop l’utiliser et nos capteurs physiologiques sont mis au défi. Et malgré tout ce que j’avais imaginé, je découvre alors des sensations d’un corps libéré de la contrainte de gravité et des visions incroyables de la Terre par le hublot. C'est fascinant, magique, merveilleux. Et c’est aussi une prise de conscience saisissante de la finitude et de la fragilité de notre planète Terre. Le moment où l’on ouvre les écoutilles, où l’on retrouve l’équipage en flottant, où l’on pose le premier regard par le hublot... Je le dis souvent, la réalité était encore plus belle que le rêve que j'avais en tête.
Vous êtes devenue une source d'inspiration pour nombreuses femmes et aujourd’hui l'astronaute et ingénieure française Sophie Adenot se prépare à son tour pour une mission spatiale, en partie inspirée par votre parcours. À quel moment avez-vous pris conscience de ce rôle ? Et comment l’avez-vous assumé ?
Pour l’anecdote, lors de la sélection en 1985, il y avait environ 1000 candidats dont seulement 10 % de femmes, soit une centaine. Pendant toutes les étapes de sélection, je n'ai jamais vraiment remarqué s’il y avait davantage d’hommes ou de femmes autour de moi ; je n’avais aucun blocage de ce côté-là, ni par ma famille ni par mon entourage. C’est en fait le jour de la présentation à la presse, en me retrouvant seule femme sur l’estrade parmi les sept sélectionnés, que j’ai pris conscience que je représentais peut-être quelque chose de nouveau. Tous les micros étaient tournés vers moi, et c’est là que j’ai saisi que mon parcours pouvait incarner un modèle pour d’autres.
Pendant mon vol en 1996, cependant, je n’en ai pas vraiment pris la mesure. À l’époque, il n’y avait ni Internet ni SMS, aucune possibilité de partager des photos en temps réel. Nous étions assez isolés, et ce n’est qu’à mon retour que j’ai constaté l’impact de mon parcours. Aujourd’hui encore, des femmes, mais aussi des hommes, m’arrêtent pour me dire : « Merci, vous m’avez donné confiance, vous m’avez montré qu’il était possible de choisir son propre chemin. » Ces témoignages m’ont fait réaliser combien j’ai pu, à certains moments, offrir une impulsion à celles et ceux qui rêvaient de suivre leur propre voie.
« Lorsque je regarde aujourd’hui des vidéos de mes moments dans la station spatiale, j'avais toujours le sourire. Quand on voit des images d'incarnation et d'épanouissement dans ce que l'on vit, je pense que cela touche, fait plaisir et inspire ceux qui les regardent. »
Claudie Haigneré, première femme astronaute européenne
Quant à Sophie (Adenot, NDLR), elle a la gentillesse de dire qu’à 14 ans, en me voyant voler, elle s’est dit : « Si elle peut le faire, alors moi aussi. » Cela a renforcé son désir de devenir astronaute, et elle est déjà à son tour un exemple rayonnant avec une magnifique carrière très « audacieuse ». Dans la sélection de l’ESA (Agence spatiale européenne) de 2022, sur les 17 candidats retenus, il y a 8 femmes aux magnifiques parcours, et nous en sommes très heureux. Il est important de montrer un exemple vivant, au-delà des discours. Les images inspirent, elles incarnent des parcours. Lorsque je regarde aujourd’hui des vidéos de mon séjour dans la station spatiale, j'avais toujours le sourire que ce soit pendant les moments de vie à bord, tout autant que dans la mise en œuvre du passionnant programme scientifique. Quand on voit des images d'incarnation heureuse et d'épanouissement dans ce que l'on vit, je pense que cela touche, fait plaisir et inspire ceux qui les regardent.
Que représente pour vous cette « Journée des Audacieuses » (relire ici) et le fait que le site de Clavières porte votre nom ?
La notion d’audace est importante, car on reste trop souvent dans sa zone de confort, avec le risque de laisser passer de très belles opportunités. Alors, si je peux aider d’autres à oser, à se dépasser, c’est bien pour cela que je viens. C’est un honneur pour moi et une fierté que mon nom soit associé au site de Clavières. Je le dis avec un clin d'œil, car aujourd’hui de nombreux conseils de parents souhaitent des noms de femmes pour le nom de leurs groupes scolaires, pour inspirer les jeunes filles à se construire. C’est une responsabilité que j’accepte volontiers, car si cela peut aider l’évolution de notre société, si cela peut donner confiance aux petites filles que leurs talents sont attendus et espérés, et si on comprend que la science et l’ingénierie sont des démarches indispensables pour bâtir un monde meilleur et durable, voilà qui est important pour moi ; je veux bien en être une ambassadrice. C’est pourquoi j’ai accepté de venir les 18 et 19 novembre à l’IMT Mines Alès et y retrouver d’autres femmes « audacieuses ».