LE DOSSIER Nouvelle génération de tatoueurs
Des artistes issus de la veine graphique se tournent maintenant vers le tatouage. Après des études d'arts appliqués, Thomas Savineau, s’était lancé comme dessinateur.
Cet habitant du Gard rhodanien traçait des portraits réalistes en noir et blanc payés 150 € pour une dizaine d’heures de travail. Il bifurque vers un métier plus alimentaire et devient responsable de rayon poissonnerie dans un centre commercial. En janvier dernier, il abandonne « revenus assez confortables » et « horaires gargantuesques » pour ouvrir Remember tattoo, à Estézargues. Maître de son emploi du temps, il profite de sa petite fille.
Jessie Shane a, elle aussi, ouvert un studio privé à Connaux en janvier, Monkey ink. Comme Thomas, elle avait suivi des études de graphisme. Après un premier parcours dans l’audiovisuel et le cinéma, elle dessine des œuvres au stylo bille, une encre qui ne s’efface pas. « Un jour dans une exposition, une nana m’a tapé sur l’épaule et m’a demandé si je n'avais pas pensé au tatouage », se remémore-t-elle. Il n’y a pas d’école de tatouage reconnue. Pour s’installer, il suffit de suivre une formation hygiène et salubrité de trois jours dans un centre agréé. Thomas et Jessica se sont entraînés sur des peaux synthétiques, sur de la peau de cochon, sur des proches. Tous deux ont agencé un studio privé dans une partie de leur maison.
Autorisation de l’Agence régionale de santé
« Il faut avoir une entrée indépendante. J’ai aménagé une pièce aux normes avec une arrivée d’eau. Il y a un système spécifique pour les déchets », décrit Thomas Savineau. Il a envoyé les factures et son certificat de formation à l’hygiène à l’ARS. Trois mois plus tard, il recevait son autorisation.
À Estézargues, c’est simple, il n’y a aucun commerce. « La Mairie a affiché un petit texte sur le panneau électrique du village et cela m’a amené quelques clients », raconte-t-il. Thomas a tatoué une petite salamandre sur une de ses anciennes clientes de la grande surface âgée de 68 ans.
« Il n’y a pas de profil, pas de classe sociale. Je reçois des smicards, des ingénieurs entre 30 et 40 ans. J’ai tatoué un médecin, confirme Jessie Shane. On voit des retraités de 70 ans qui se disent : "Après tout pourquoi pas, on ne vit qu’une fois". Ils se font tatouer et après c’est la fille puis la petite-fille qui vient. » Après avoir exercé trois ans dans un salon de tatouage à Bagnols-sur-Cèze, elle a choisi et a créé "Monkey ink tattoo". « J’ai dû perdre 15 à 20% des gens qui venaient à Bagnols-sur-Cèze. Mais j’ai récupéré une nouvelle clientèle. »
Sa visibilité, elle l’acquiert grâce aux réseaux sociaux, aux conventions. Elle se déplace aussi en guest, en invitée spéciale, dans des gros salons ayant pignon sur rue. Aujourd’hui, elle est choquée par le nombre de moins de 30 ans qui viennent la voir pour couvrir des scarifications aux bras. Des gens qui la remercient en disant qu’ils vont enfin pouvoir porter des manches courtes. « On cache du moche avec du moins moche. On tourne une page et on dit à la personne : "Si tu craques et que tu recommences à te scarifier, tu vas mettre en l’air ton tatouage", raconte-t-elle. Le tatouage cela paraît ludique, pas indispensable mais cela dépend pour qui. » Elsa Lucio opine : « Le tatouage est une manière d’exprimer son mal-être mais d’en faire une force. On tatoue une émotion, un sentiment, une bataille face au cancer, au deuil, aux addictions. »
Des tatouages pris en charge par la sécurité sociale
Ysabel Marignan tatoue. Cette femme à la voix douce ne trace pas de portraits hyperréalistes ou des motifs graphiques. Elle dessine des trompe-l’œil.
Après une mastectomie, le sein de la patiente peut être reconstruit par un chirurgien. Ysabel retrace le mamelon. Elle prend en photo l’aréole de l’autre sein puis le tatoue à l’identique sur le sein reconstruit. Sur les photos avant-après, le résultat est bluffant. Cette Nîmoise fait partie du réseau Diane qui regroupe tous les professionnels libéraux gardois, médicaux ou paramédicaux, qui prennent en charge les personnes souffrant d’un cancer du sein.
Secrétaire médicale
Ysabel pratique le tatouage réparateur depuis neuf ans. Elle a eu une première vie de graphiste et une seconde de secrétaire médicale. Dans le cabinet où elle a travaillé 26 ans, elle côtoie des patients qui viennent faire des explorations scintigraphiques, un examen qui permet de voir s'ils ont des métastases : « J’ai été confrontée à beaucoup de femmes laissées à l’abandon après une mastectomie. » Ysabel cherche une solution pour les aider. Elle passe à mi-temps et se forme pendant trois ans. Elle rencontre des personnes qui pratiquent le tatouage réparateur à Paris, Marseille, Londres, New York… Lorsqu’elle s’installe, elle va voir les spécialistes du cancer du sein à Nîmes. Ils lui font confiance. « La chose la plus merveilleuse qui m’est arrivée est d’être reçue avec le docteur Rousseau, qui présidait le réseau Diane, par le directeur de la Sécurité sociale du Gard », raconte-t-elle. La CPAM prenait jusqu’alors en charge uniquement les tatouages médicaux exercés par des professionnels de santé formés. Dans les faits peu de médecins le font. Ils ont l’expertise médicale mais pas forcément les compétences artistiques pour faire un tatouage très détaillé, durable.
Le réseau Diane passe donc début 2022 un accord avec la CPAM du Gard pour faire intervenir Ysabel. Quand une patiente demande un tatouage du mamelon, un médecin du réseau valide d’abord la demande avant de l’aiguiller vers cette dermographe. « Il y a une qualité artistique de haut niveau et c’est validé de façon médicale », souligne le docteur Éric Legouffe, président du réseau Diane. L’association paie Ysabel et la Sécurité sociale rembourse auprès du réseau les prestations effectuées sur les mamelons et sur les sourcils. « Je suis oncologue. Je prescris des chimiothérapies. Perdre leurs sourcils fait peur aux dames. Ysabel les voit avant. Elle observe leurs sourcils et les tatoue à l’identique pendant la chimio, décrit-il. Cela permet aux femmes de mieux vivre les complications ou les séquelles de la maladie. Aujourd’hui la socio-esthétique fait partie intégrante de la prise en charge. »
Ysabel continue à se former et enseigne ses techniques. La Fédération française des instituts du sein a primé le réseau Diane pour ce projet en accord avec la CPAM. « C’est le premier modèle en France de ce type, reconnaît le docteur Léouffe. Tout le monde vient me voir pour me demander comment on a fait. »