FAIT DU JOUR Docteur Benslima : itinéraire d’un médecin au cœur brisé
Du rire aux larmes, de son pays natal, la Tunisie, à la France qui l’a accueillie et lui a tant donné. Le docteur Mounir Benslima est un médecin atypique et un homme blessé par la vie, fracassé par le décès de son fils et la mort de sa mère alors qu’il n’avait que 7 ans. Portrait d’un praticien connu, d’un légiste réputé, d’un caméléon aux milles vies qui survit avec ses morts.
Il est un personnage incontournable de la vie nîmoise et gardoise. Il cumule les postes, les responsabilités, les honneurs aussi. Les hommes politiques de tous bords se l’arrachent, conscients de son charisme. Médecin légiste, chef de service au centre hospitalier universitaire (CHU) de Nîmes, médecin de prévention aux commissariats de Nîmes et Bagnols/Cèze et médecin du travail dans de nombreuses communes du département. Sans oublier qu’il intervient sur toutes les scènes de crime en qualité d'expert de police scientifique et en collaborateur précieux des enquêteurs et magistrats.
Parler avec le docteur Benslima c’est se retrouver plongé dans une vie trépidante, où il est parvenu à force de travail et de volonté à s’imposer. Pourtant rien n’a été aisé, de cette enfance tunisienne tourmentée jusqu’à son arrivée en France, à l’âge de 20 ans, pour faire des études de médecine. « Je suis parti avec 100 francs en poche et je n’avais rien dit à mon père… Il pensait que j’allais en vacances chez un cousin en Lorraine. En réalité j’ai passé le bac en France, puis j’ai fait des études de médecine », glisse-t-il entre deux bouchées de tête de veau.
La mort de sa maman à 7 ans et sa vie en Tunisie
Tant de fois vantée par nos interlocuteurs, son sourire permanent et sa gentillesse ne manquent pas lors de notre rendez-vous. Ce samedi-là, le docteur Benslima va laisser parler son cœur. Un homme marqué, saigné à vif par la disparition de deux êtres chers. Des morts, de véritables ombres qui ont transformé sa vie, sa façon de voir les choses, son attitude envers les autres.
D’abord le choc de l’enfance. Mounir a 7 ans lorsqu’il perd sa maman. « Une déchirure. La vie n’a plus jamais été la même sans elle. Du jour au lendemain je me suis retrouvé dans le néant. Il ne se passe pas un jour sans qu’elle n’enveloppe ma pensée », glisse-t-il le visage transformé par ce souvenir douloureux longtemps enfoui en lui.
« Elle ne voulait jamais être prise en photo. Je n’ai pas de cliché d’elle. Aujourd’hui, il ne me reste que mes souvenirs d’enfant, ma mémoire. Mais elle vit en moi et elle me suit en permanence », ajoute-t-il le regard vide comme s’il se remémorait ces jours heureux au bord de la Méditerranée, dans les bras de sa mère disparue trop tôt.
« Ce jour-là, le lundi 4 décembre 1964, je revenais de l’école. Maman était hospitalisée pour une maladie aujourd’hui bénigne. Mais à l’époque en Tunisie il n’y avait pas de garde le week-end et son état s’est aggravé. Elle a rendu son dernier souffle trois jours après être entrée dans cet hôpital. Je n’étais pas au courant du décès et en revenant de l’école j’entendais des rumeurs dans le village. Mais comment peut-on imaginer la mort de celle qui est au centre de votre vie. C’était impossible… C’est lorsque je suis rentré chez moi que j’ai compris : tout le monde pleurait. Avant de mourir ma mère a fait un signe de la main qui voulait dire à mes frères et à moi de rester unis. »
Un penalty raté et un départ en France avec 100 francs
Un décès qui va bouleverser l’enfance et le destin de ce fils d’agriculteur. Un gamin qui ne rêve à l’époque que de football. Il taquine le ballon mieux que beaucoup et prend du galon. Ailier, doué des deux pieds, il se souvient du penalty raté qui aurait pu propulser son équipe tunisienne de Sfax en 2e division et changer totalement son destin. « Un penalty tiré le 7 juillet 1977 », se rappelle avec une précision d’horloger le praticien hospitalier.
Un penalty aux conséquences vertigineuses. « J’étais sollicité pour jouer dans d’autres clubs plus huppés et même pour continuer en première division, mais deux mois après j’ai quitté la Tunisie après avoir échoué trois fois au baccalauréat. J’étais un mauvais élève, ou plutôt un élève qui n’était pas intéressé par la chose scolaire », ajoute-t-il en montrant son bulletin de note du lycée.
Des moqueries blessantes d’étudiants en médecine
Deux mois plus tard le futur docteur Benslima, qui avait étudié le français à l’école, part de Tunisie pour Thionville, en Lorraine. Un cousin l’attend. Il intègre un internat au lycée. Au bout de la 4e fois il parviendra à décrocher le bac avec un modeste 10,38 de moyenne. « Puis je m’inscris en médecine, mais les études étaient trop difficiles. J’ai abandonné au bout de deux mois », complète Mounir qui repart en Tunisie pour de grandes vacances estivales. Là-bas il intercepte une lettre du doyen de la faculté de médecine de Nancy précisant que cela ne servait à rien qu’il redouble.
« Il expliquait que je n’avais aucune chance et que je devais faire autre chose. Je savais que mon père rêvait d’avoir un fils médecin. » La rentrée suivante il s’inscrit quand même pour la seconde fois en première année de médecine à Nancy. « D’autres étudiants se moquaient de moi en disant que je ne réussirais jamais, que j’étais étranger, qu’il y avait un numerus clausus et, en plus à l’époque, un nombre restreint d’étudiants étrangers qui étaient pris. Les moqueries régulières et persistantes m’ont blessé profondément, sourit-il avec le recul. J’ai bossé et bossé comme un malade. Je n’avais qu’un seul objectif : réussir cette première année. Et je l’ai réussie en finissant dans les 100 premiers sur 700. En plus j’étais logé par un couple de médecins et j’admirais leur vie, les possibilités d'avoir une belle vie si l’on devenait médecin. Lorsque j’ai annoncé au téléphone à mon père que je passais en seconde année il n’y croyait pas et m’a demandé de retourner voir le tableau. J’y suis allé pour vérifier quand même que je ne m’étais pas trompé. J’y suis allé avec des copains afin qu’ils puissent témoigner à mon père. » Son père qui n’a jamais quitté la Tunisie est décédé plus tard, en l’an 2 000, de la grippe.
Valdegour et hôpital de Nîmes
Il arrive à Nîmes pour entamer sa quatrième année de médecine. Il loge place Jean-Perrin, au quartier de Valdegour. C’est durant ces années qu’il fait la connaissance d'un médecin du SAMU, Billy Assaf, et son épouse Marie-Jo. Le couple et Mounir Benslima ne se quitteront plus. Une longue et profonde amitié est née. D’ailleurs ils seront là lorsque Mounir devient en mars 1987 le docteur Benslima après avoir planché sur l’infirmerie de la caserne des pompiers de Nîmes.
« J’étais au SAMU, lui externe en médecine. Il est depuis dans ma vie. Il est mon petit frère, mon ami. On s’appelle plusieurs fois par jour. Il est membre à part entière de ma famille. Je m’occupais de ses enfants et lui des miens », raconte des trémolos dans la voix le docteur Billy Assaf, ancien patron du SAMU de Nîmes.
Médecin de ville, aux urgences et pompier
Il s’installe comme médecin généraliste rue Jean-Reboul. Il cumule déjà avec des astreintes aux urgences de l’hôpital, puis devient médecin-capitaine des pompiers. Il ne compte pas ses heures et la lumière de son cabinet du centre-ville brûle dans le quartier tard dans la nuit. Une force de travail hors du commun, des rencontres, des opportunités, mais aussi un véritable sens de l’amitié lui permettent de devenir le médecin de prévention, sorte de médecin du travail dans l’administration, à la préfecture et au conseil départemental.
« Il a un humanisme qui caractérise la fonction de médecin mais chez lui cet humanisme est érigé à des sommets. Il a une empathie pour les autres sans faille et permanente, estime un autre de ses proches, le magistrat Jean-Pierre Bandiera, l’actuel président du tribunal correctionnel de Nîmes. Il est généreux. On peut toujours compter sur lui. Il n’a pas d’ennemis car avec sa diplomatie toute orientale il parvient toujours à trouver une solution apaisée. »
En 1998, Mounir Benslima passe son diplôme de médecin légiste après avoir été empêché de toucher à un corps lors d’un accident. « Sur place on m’avait expliqué que seul le légiste pouvait toucher ou déplacer le corps. » La médecine légale est devenue ce jour-là le centre d’intérêt du praticien. Assister les victimes d’agression, avoir des paroles réconfortantes pour les femmes violées, donner son avis sur les scènes de crimes est devenu son quotidien.
La politique et l’argent
Aux dernières élections municipales de 2020, beaucoup de Nîmois ont été surpris de voir celui qui est devenu incontournable figurer sur la liste du centriste Yvan Lachaud. « C’est une histoire d’amitié. Il a été très présent lors de la mort de mon fils, la période la plus douloureuse de ma vie. Et ça je ne l’ai jamais oublié. Sinon j’ai toujours voté à Gauche. Je suis socialiste même si je n’ai pas de carte. La société se fracture de plus en plus, s’indigne le chef de service au CHU. Par exemple, moi je gagne bien ma vie. Je ne dis pas qu’il faut payer plus d’impôts mais le répartir plus équitablement. Je suis prêt à gagner beaucoup moins d’argent et à perdre des sous sur mon bulletin de salaire si les infirmières, les aides-soignants, le personnel de hôpitaux sont mieux rémunérés. Depuis plusieurs décennies la médecine en France n’est plus considérée comme la priorité. Mais la médecine, c’est aussi et surtout un mieux pour les autres, un réconfort nécessaire pour les malades. Et puis est-il normal que les caissières des supermarchés, par exemple, gagnent une misère alors qu’elles ont des journées à rallonge ? »
La mort de son fils Romain
Après avoir longuement disserté sur de nombreux sujets, le docteur Benslima évoque de lui-même le rapport si particulier qu’il a avec cette mort côtoyée tous les jours dans le cadre de son métier. Mais il ne supporte pas les funérailles et les enterrements le font pleurer. Plusieurs fois par mois, il se rend en Corse car sur l’Île de Beauté il n’y a pas de légiste. Une aide aux autres encore, aux enquêteurs qui ont besoin de lui, aux juges qui le sollicitent. Des allers-retours professionnels au parfum particulier et avec un secret personnel...
À Ajaccio, sur une tombe fleurie, le prénom de Romain Benslima est inscrit à jamais. Un pèlerinage régulier et essentiel pour ce père de famille qui ne rêve jamais de son garçon décédé... « J’ai l’impression qu’il va revenir. Depuis son décès je n’ai plus peur de mourir. Aujourd’hui je vis pour mes deux garçons, heureux d’être avec eux. Mehdi est ingénieur en informatique, Alex avocat fiscaliste à Paris. Mais je crois moi aussi aux forces de l’esprit. Je sais que le jour dernier je rejoindrai Romain », glisse entre deux cafés le célèbre praticien.
D’un coup les mots manquent, les larmes coulent. « Romain a eu un accident de ski le 10 février 2014. Il avait 26 ans. Il a percuté un arbre en voulant éviter un autre skieur sur la piste. J’ai tout de suite su que c’était très grave, mais le père voulait y croire alors que le légiste savait au fond de lui que c’était terminé. Je suis allé lui dire au revoir le 26 février à 4h du matin, raconte-t-il dévasté par le chagrin. La mort de ma mère a été le choc de mon enfance, mais perdre son enfant c’est une partie de toi qui s’en va. Tu ne peux plus jamais être le même. Tu survis pour tes autres enfants mais quelque chose en toi est brisé pour toujours. »
Boris De la Cruz
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