FAIT DU SOIR Assemblée du Désert : "La Saint-Barthélémy, la construction progressive d'une mémoire collective et partagée"
450 ans après les faits, le massacre de la Saint-Barthélémy (24 août 1572) est au coeur de l'assemblée du Désert qui se tient ce dimanche 4 septembre, au mas Soubeyran de Mialet. Professeur à la Sorbonne et lui-même protestant, Olivier Millet livrera, à partir de 14h30, son sentiment historique sur le thème de cette année : "Commémorer la Saint-Barthélémy ?", en indiquant comment le massacre fut évoqué au fil du temps. Entretien.
Objectif Gard : Vous venez pour évoquer la Saint-Barthélémy lors de l'Assemblée du Désert. Sous quelle forme allez-vous le faire ?
Olivier Millet : Je ne vais pas faire un exposé de l'événement parce qu'il est connu. Mais plutôt sur ce que signifie, dès le 16e siècle et jusqu'à aujourd'hui, faire mémoire de la Saint-Barthélémy. L'événement a été très traumatisant pour les protestants français, alors que du côté catholique, on l'a célébré de manière festive : il y a eu énormément de poèmes, de célébrations. Du côté protestant, alors qu'il y avait beaucoup d'écrivains et de poètes réformés à ce moment-là, très peu de textes se lamentent sur l'événement. C'est le signe que les protestants ont été sidérés par ce qu'il s'est passé, qu'ils ont été traumatisés. En quelque sorte, il n'y a pas de réponse protestante aux poésies catholiques, festives, célébrant l'événement.
Y a-t-il eu, ensuite, une réaction protestante à la hauteur de l'événement ?
Les protestants ont réagi sur un autre plan, sur celui de la pensée politique. Ils ont élaboré des théories politiques, celle des monarchomaques, qui veut dire, en grec, des combattants de la monarchie. C'est une désignation impropre, puisque ceux qu'on appelle les monarchomaques ne sont pas du tout contre la monarchie. Mais les protestants ont élaboré une théorie de la monarchie contractuelle, c'est-à-dire l'idée qu'historiquement, politiquement et juridiquement, la monarchie française reposait au départ sur un contrat entre les premiers rois et le peuple. Nous savons aujourd'hui que c'est faux, mais peu importe. Cette théorie aura énormément d'avenir, ensuite, dans la pensée politique occidentale. Ce ne sont donc pas les écrivains ou les poètes qui ont réagi, ce sont plutôt les juristes, comme François Hotman, Duplessis-Mornay, Théodore de Bèze. Soit quatre ou cinq publications de pensée politique. L'idée étant qu'on a affaire à une monarchie tyrannique et qu'une pareille manifestation de la tyrannie ne permet plus de s'accommoder de la doctrine traditionnelle - qui est encore celle de Calvin - de se soumettre au pouvoir établi, quel qu'il soit.
Est-ce aussi la mise en place d'une pensée politique contre une forme de fanatisme religieux ?
Pas du tout, c'est une pensée politique. La question du fanatisme religieux n'intervient pas du tout ici.
"Au 17e siècle, sous le régime de l'Édit de Nantes, les réformés ne commémorent pas l'événement"
Les années passant, la conscience de l'événement évolue-t-elle chez les protestants ?
Au 17e siècle, en France, du côté des réformés, c'est le silence. Parce que les réformés sont sous le régime de l'Édit de Nantes, ils essaient de survivre dans ce cadre et n'ont pas intérêt à rappeler que le 16e siècle a vu toutes ces guerres de religion. Ils sont apparus, au 16e siècle et encore sous la plume des catholiques au 17e siècle, comme des révoltés, des fauteurs de trouble. Donc, les réformés ne commémorent pas cet événement. Ce n'est pas un régime de tolérance au sens moderne, mais d'exception, de privilège, qui leur permet de vivre dans certaines conditions. Le 17e siècle est donc celui de l'oubliance. D'autant plus que les réformés étaient accusés de tendance républicaine et d'avoir des relations privilégiés avec l'étranger, Pays-Bas et Angleterre, des puissances ennemies.
On parle déjà de "républicain" au début de 17e siècle ?
Bien sûr. Ce qui est horriblement mal vu dans une monarchie. Ils sont accusés de républicanisme, parce que leur régime ecclésiastique n'est pas de type monarchique puisqu'à chaque niveau, on trouve des assemblées élues. Les réformés répondent par un loyalisme absolu vis-à-vis de la monarchie. Donc, dans ce contexte, on ne commémore pas la Saint-Barthélémy. Mais tout change avec la révocation de l'édit de Nantes (18 octobre 1685, NDLR). Ce second traumatisme réveille le souvenir du premier : Pierre Bayle notamment - qui annonce les Lumières dans son dictionnaire historique - parle de la Saint-Barthélémy et le met, alors, sur le compte du fanatisme religieux catholique. C'est assez nouveau. Commence alors à apparaître ce thème, qui sera très important au 18e siècle et après, alors qu'au 16e siècle on y voit un rapport avec la tyrannie.
"Voltaire attribue la Saint-Barthélémy au fanatisme religieux"
On trouve donc de l'intérêt à rappeler l'événement...
De le rappeler mais pas de le commémorer. La Saint-Barthélémy apparaît dans certains calendriers protestants mais c'est assez rare. Jusqu'au 18e siècle, ce n'est pas considéré comme un moment extraordinairement important et fondateur : Théodore de Bèze - successeur de Calvin - a écrit l'Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France, une vision protestante de l'histoire politique et religieuse en France. Or, il s'arrête en 1562 dans son ouvrage, il ne va pas plus loin. Et il n'y a pas de récit général de la Saint-Barthélémy. Après Bayle, on trouve deux personnes importantes : Voltaire et un poète un peu oublié aujourd'hui, André Chénier. Voltaire, au début de sa carrière, a écrit un très grand poème, La Henriade, une épopée à la gloire d'Henri IV. On y trouve un récit de la Saint-Barthélémy, racontée par Henri de Bourbon, rescapé de la Saint-Barthélémy, à la reine Elisabeth d'Angleterre. C'est une fiction poétique, Henri IV n'est jamais allé en Angleterre. Et une évocation du massacre, assez précise, dans la bouche du futur roi. Ce texte est très important car Henri explique qu'il ne veut être partial ni pour Rome, ni pour Genève. Henri devient le modèle du roi parfait. Voltaire attribue, aussi, la Saint-Barthélémy au fanatisme religieux, à une alliance du trône et de l'autel, que Voltaire condamne. Mais Voltaire, s'il a défendu des protestants, pense que c'est une religion aussi dangereuse que le catholicisme. La figure de Coligny, notamment, est importante : première victime de la Saint-Barthélémy, Voltaire en fait un héros.
Et quel fut le rôle d'André Chénier ?
Il écrit une pièce qui est jouée à la fin du 18e siècle, Charles IX. La pièce a eu un énorme succès, jouée jusqu'au milieu du 19e siècle, elle est fondatrice du théâtre romantique, à partir d'un sujet historique emprunté à l'histoire de France. Elle porte sur l'assassinat de Coligny. Ici, ce n'est pas Henri de Bourbon qui raconte mais Michel de l'Hospital. Apparaît une nouvelle idée : l'avenir de la France n'est pas incarné par un roi parfait et idéal, comme chez Voltaire, mais par un homme d'État. Chénier a voulu la faire représenter en 1789... Je crois que c'est Mirabeau qui a dit "Le Mariage de Figaro a fait tomber la noblesse, la pièce de Chénier fera tomber la monarchie". Dans la pièce, le monarque, Charles IX, est présenté comme un déséquilibré en proie à un entourage fanatique. En 1789, cette pièce, c'est de la dynamite : la représentation devait avoir lieu au printemps mais elle est interdite. Sauf que, les état généraux se transforment en Assemblée nationale, qui décide d'autoriser la représentation de la pièce. Le pouvoir n'a pas osé aller contre. La Saint-Barthélémy devient donc le support d'une contestation radicale de la monarchie elle-même.
Héritage de la Révolution, la notion de Droit s'applique au domaine politique
La Révolution française remet donc le massacre à sa place dans l'histoire...
Cette étape dure d'ailleurs jusqu'en 1914. C'est un héritage de la Révolution française, vous avez deux camps, extrêmes : des penseurs catholiques qui légitiment la Saint-Barthélémy, en disant que sur le plan politique, les réformés étaient des contestataires, des républicains qui semaient le trouble et que c'est à cause d'eux qu'il y a eu des guerres de religion. Au nom d'une philosophie de l'histoire qui intègre le "mal", et pour qui la Saint-Barthélémy était un crime épouvantable... mais nécessaire. L'idée a été reprise récemment par Éric Zemmour... C'est notamment Louis de Bonald, qui légitime les imperfections, qui peuvent aller jusqu'à l'iniquité, du régime politique, au nom de l'appartenance de l'individu au groupe. L'individu doit être sacrifié à des autorités naturelles, qui sont Dieu, le roi, le prêtre, le père et la mère. Ils contestent la notion de Droit dans la politique. Cette pensée politique alimente les milieux réactionnaires, qui sont toujours catholiques. Et puis vous avez les héritiers de la Révolution, qui pensent que la notion de Droit doit s'appliquer dans le domaine politique, qui sont contre la conception autoritaire. Les libéraux, pour résumer, qui peuvent être monarchiques ou républicains. Pour eux, la Saint-Barthélémy est un crime inadmissible : ils ne peuvent admettre un massacre de masse. Et puis il y a Michelet, dans son histoire de France, qui insiste sur la notion de "faits évidemment monstrueux". Et que ceux du peuple qui ont commis le massacre est une partie du peuple fanatisée. On va distinguer un bon peuple et un mauvais peuple. Les historiens, selon ce qu'ils sont, ne présentent pas la même interprétation.
Une fois laïque, la 3e République remet-elle les choses "à l'endroit" ?
Elle n'a pas commémoré la Saint-Barthélémy mais a accepté de contribuer au monument à la mémoire de Coligny : comme c'était très disputé, la III" République ne voulait quand même pas sembler provoquer le monde catholique. C'est une commémoration indirecte. Sur le monument, il faut vraiment regarder de très près pour voir la date, août 1572, alors que le monument de la rue de Rivoli mesure près de dix mètres. Et puis 14/18 mélange tout le monde. Et sauf dans des milieux très spécifiques - qui de temps en temps ré-émergent dans le style d'Éric Zemmour - c'est devenu désormais l'affaire des historiens, qui présentent des interprétations assez diversifiées mais qui ne sont pas dictées par des prises de position idéologiques.
"La Saint-Barthélémy, premier massacre de masse décidé par un État, à l'échelle européenne"
Faut-il, donc, commémorer le massacre de nos jours ?
Ce qu'il faut commémorer, c'est le fait que la Saint-Barthélémy a joué un rôle très important dans la construction progressive d'une mémoire collective et partagée. Une certaine unanimité s'est construite dans le cadre du grand récit national. C'est un peu ce qui s'est passé pour la Terreur révolutionnaire : aujourd'hui, rares sont - à part M. Mélenchon - les gens qui trouvent que Robespierre et la Terreur, c'est très bien. D'ailleurs, Michelet explique aussi que les massacres de septembre 1793, c'est le mauvais peuple, pas le bon.
Commémorer aujourd'hui, c'est donc retracer le parcours mémoriel de l'événement ?
Oui. Aujourd'hui, nous avons des idées un peu différentes, à la lumière du 20e siècle, de ce qu'est un massacre de masse. La Saint-Barthélémy est le premier décidé par l'État à l'échelle européenne. Mais c'est à la fois une décision d'État et une situation qui échappe au contrôle de l'État, c'est à la fois très complexe et généralisé. Mais pour les protestants, il faudra vraiment la révocation de l'édit de Nantes pour que ça devienne, rétrospectivement, un événement traumatisant fondateur.
Propos recueillis par François Desmeures
francois.desmeures@objectifgard.com
L'assemblée du Désert s'ouvre, ce dimanche 4 septembre, à 10h30, par le culte de Christian Baccuet, pasteur de l'Église protestante unie à Paris. À 14h30 auront lieu les allocutions historiques d'Olivier Millet, donc, puis d'Olivier Abel, professeur à la faculté de théologie de Montpellier. Le message final sera donné par Ingrid Prat, pasteure de l'Église protestante unie Gardon et Vidourle.