FAIT DU JOUR Le président Pompidou à l’avocat Pierre Chaptal : « Je gracierai votre client »
Un mois après le décès de Robert Badinter, grand acteur de l’abolition de la peine de mort en France, Objectif Gard a rencontré Pierre Chaptal, ancien avocat nîmois et bâtonnier (1987-1988) qui a défendu Antoine Santelli dans les années 1970. Plus de 50 ans après, l’homme aujourd’hui âgé de 88 ans nous fait revivre le jour où il a obtenu la grâce de son client auprès du président de la République Georges Pompidou. Un témoignage exceptionnel d’une époque pas si lointaine.
Objectif Gard : Comment a débuté votre carrière d’avocat à Nîmes ?
Pierre Chaptal : Après avoir fait mes études au lycée Alphonse-Daudet et à la faculté de droit de Montpellier, je suis parti 27 mois en service militaire durant la guerre d’Algérie. Lorsque je suis revenu à Nîmes, j’ai eu la chance d’être choisi par le bâtonnier Charles Bedos. C’est un exemple. Il avait assisté pendant l’occupation des résistants avec une plaidoirie pleine de courage pour défendre ces personnes considérées comme terroristes par l’occupant. Cela lui a valu d’être déporté en camp de concentration sous le régime de Vichy. C’était un homme extraordinaire dont j’ai été le collaborateur pendant plus de quatre ans. Malheureusement, il est mort relativement jeune en 1966 des suites des souffrances endurées lors de sa déportation.
Peut-on dire qu’il a été votre mentor ?
Oui c’était un avocat généraliste comme il y avait à l’époque. Nous étions qu’une quarantaine d’avocats à Nîmes. Même si c’était un excellent avocat au pénal. C’était une école d’apprentissage de la profession absolument extraordinaire. Il m’a tout appris de mon métier et il m’a fait plaider dans certaines affaires d’assises avec lui. Mes premières fois c’était avec lui. Il a eu la générosité de me mettre le pied à l’étrier avant que je prenne mon envol.
Avant vous, lui aussi avait demandé la grâce présidentielle, n’est-ce pas ?
Oui Charles Bedos m’a raconté cette histoire. Dans les années 1938, un crime horrible avait été commis à Nîmes, un jeune homme aurait assassiné son professeur d’études du soir et aurait jeté son corps dans une fosse septique. En 1940 après l’armistice, le régime de Vichy est en place. Charles Bedos se rend à Vichy demander la grâce de ce jeune homme au maréchal Pétain. Ce dernier l’aurait coupé après quelques minutes en lui disant : « Cher maître, il y a quelques mois des milliers de jeunes sont tombés pour la France dans les combats face à l’armée allemande. Dans ces conditions vous comprenez que je ne peux pas accorder la grâce à un assassin. »
"Autrefois, la décision rendue par le peuple français ne peut être que le reflet de la vérité"
Parlez-nous maintenant de votre affaire, celle d’Antoine Santelli…
J’ai été chargé par ses parents de la défense de Santelli. L’exécutant de ce que lui aurait demandé Agret en soulignant qu’Agret est mort innocent. Santelli a été l’exécutant d’un contrat pour tuer un dénommé Borrel. Agret a toujours nié être l’instigateur. Santelli aurait tué Borrel par ce contrat. Il aurait tué dans un deuxième temps l’un des employés de Borrel. Quand il est allé chercher Borrel, il craignait que quelqu’un ait pu le voir et le reconnaître. J’insiste sur le fait que toute l’instruction du dossier est bâtie sur les déclarations de Santelli. Agret a toujours nié avoir été le commanditaire du crime. On n’a pas le droit de le remettre en cause.
Comment se déroule le procès d’Antoine Santelli ?
Nous sommes le 28 février 1973. Pour assurer sa défense, je savais qu’il y avait un deuxième mort, c’était quand même très lourd. Alors j’ai demandé à un de mes confrères, maître Pierre Richaud de collaborer avec moi. Nous l’avons donc suivi tout au long de la procédure, nous devions plaider aux assises. Lorsque l’affaire a été fixée, deux jours avant, je suis victime d’une grippe. J’ai 41 degrés de fièvre, je suis couché, impossible de me lever. J’en parle avec Richaud, on ne peut pas demander le renvoi. Je lui dis : tu suis l’affaire depuis deux ans et demi, tu vas plaider seul. Il l’a fait remarquablement mais le boulet était trop lourd, le deuxième mort. On savait que le parquet général allait demander la mort pour Santelli. Le verdict attendu est prononcé. Autrefois, la décision rendue par le peuple français ne peut être que le reflet de la vérité, l’arrêté est rendu et il n’y a pas d’appel possible à l’époque.
"Santelli on l’a présenté comme un caïd, ce qui est absolument faux"
Que décidez-vous donc de faire comme recours ?
On inscrit un pourvoi de cassation mais il est rejeté. Qu’est-ce qu’il reste ? Le recours en grâce présidentielle ! C’est la dispense de peine, ça ne vous innocente pas. Nous faisons notre recours et nous attendons, nous nous préparons. Étant entendu que l’on ne replaide pas l’affaire devant le président de la République, on va simplement mettre en exergue les raisons pour lesquelles la mort pourrait être évitée. Ça se fondait souvent sur les possibilités de rédemption de la personne condamnée. Santelli, on l’a présenté comme un caïd, ce qui est absolument faux. C’est un garçon de 25 ans qui vivait chez ces parents. Il n’avait pas de passé criminel, à part cette énorme faute. Il y avait là matière à travailler. Pierre Richaud était un très bon pénaliste et il avait un don pour créer une ambiance émotionnelle. Il était convenu qu’il parler d’abord du cadre familial de Santelli, que ce n’était pas un criminel endurci. Moi je prendrais la suite pour dire ce que je pensais de l’absence d’exemplarité de la peine de mort, sur le plan moral. Ce que Badinter a dit mieux que moi plus tard.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez appris que le président Georges Pompidou allait vous recevoir ?
C’est quelque chose d’encore extrêmement présent dans ma mémoire même si ça fait plus de 50 ans. C’est un peu amusant. Le samedi 30 juin 1973, je vois le film encore. Je suis chez moi à 10 heures du matin, mon téléphone personnel sur ligne rouge sonne, je réponds. Le procureur général de la cour d’appel de Nîmes, plus haut magistrat du parquet, me dit : « Veuillez-vous présenter à l’Élysée avec maître Richaud ce lundi 2 juillet à 12h30. Et je vais vous demander, de prévenir maître Richaud car le cabinet ne répond pas. » Il était en congés dans sa maison dans les Cévennes, il n’a pas le téléphone. Il aimait bien s’isoler. Le procureur a fait envoyer deux motards de la gendarmerie du Vigan pour l’avertir. Je n’avais pas raccroché que je me suis précipité à l’agence de voyages pour réserver les billets d’avion, il n’y avait pas le TGV encore.
"Les gardes républicains nous ont même pas demandé notre carte d’identité"
Dans quel état êtes-vous juste avant ce rendez-vous qui peut sauver la vie d’un homme ?
Nous prenons l’avion depuis l’aéroport de Nîmes le lundi matin et nous sommes dans le quartier de l’Élysée vers 11 heures du matin. Il faisait un temps magnifique ce 3 juillet 1973, c’était le début de l’été. On s’installe à la terrasse d’une brasserie, et là on commence à entrer dans un état second. Jusqu’à présent, lorsqu’on travaillait, on savait que l’on allait voir le président, ce qui n’est pas rien, mais ça restait virtuel. Là on y est, on entre dans le dur. Il se passe quelque chose dont j’étais gardé un souvenir intact. Un moment on s’arrête de parler, on entre dans une bulle. On savait ce que l’on avait à dire. Nous étions dans un état de lévitation intellectuelle, on se sentait totalement déconnecté de la réalité. C’est un sentiment difficile à décrire. Ensuite, on a traversé alors que le feu était rouge pour les piétons. On arrive sous l’arche de l’Élysée. Les gardes républicains nous ont même pas demandé notre carte d’identité, ni ouvert notre sacoche.
Que se passe-t-il ensuite ?
On traverse la cour de l’Élysée. Un huissier à chaîne nous attend en haut de l’escalier : "Messieurs veuillez me suivre". On croise Valéry Giscard d’Estaing dans les escaliers qui nous saluent de façon très civile. Nous attendons dans une petite salle d’attente ordinaire quelques minutes. Nous empruntons ensuite les escaliers en colimaçon et arrivons dans une toute petite pièce. La porte s’ouvre. Un Lieutenant-colonel nous demande d’entrer et là le président Pompidou derrière son grand bureau avec une vue magnifique sur les jardins. Il se lève, il fait le tour et nous salue de façon extrêmement aimable. À l’époque, déjà on savait que le président était malade et qu’il recevait des soins. Mais là son visage était bien bronzé. Il était en plein possession de ses moyens. "Je vous écoute", nous dit-il, le visage absolument normal. Michaud commence à parler, il expose que Santelli avait pris un costume trop grand pour lui. Il a su trouver une formule excellente, en parlant de la douleur des parents de Santelli, il a dit : « Monsieur le président, je ne vous décrirai pas la douleur qu’éprouve aujourd’hui la mère de Santelli. Mais ce que je puis vous dire, elle aujourd’hui porte la douleur de toutes les femmes du monde. » Quand il enlèverait ses lunettes pour les nettoyer, ça voulait dire qu’il allait s’arrêter.
Pompidou : "Je suis profondément hostile à la peine de mort"
C’est donc vous qui aviez pris la suite…
Oui le président m’a donné la parole. Pompidou était un humaniste, je savais que ce je disais sur l’absence d’exemplarité de la peine de mort, il le pensait. L’entretien s’est terminé, ce que nous avions à dire était dit. Il a pris la parole pendant 15 minutes. Et dit : « Je dois vous dire par éthique personnelle, je suis profondément hostile à la peine de mor. Mais en tant que responsable politique je ne me sens pas autorisé à en promouvoir l’abolition, je crains que dans l’avenir elle soit de plus en plus souvent prononcée et exécutée. » Il prévoyait une sorte d’aggravation de la criminalité et une sorte de dérive à l’américaine avec des dizaines de condamnés attendant leur exécution dans le couloir de mort. Quelques semaines auparavant, il avait refusé sa grâce dans une affaire plaidée par Badinter dans l’affaire Buffet-Bontems. Et puis l’annonce tombe : « Cela étant, maintenant je puis vous dire que je gracierai votre client. » Il nous demande de ne pas parler à la presse et que sa décision serait annoncée dans l’après-midi.
Comment avez-vous célébré cette grande nouvelle ?
On est sorti par la grande porte de son bureau et quand on s’est retrouvé sur le trottoir, on est tombé dans les bras l’un de l’autre. Nous sommes allés déjeuner à la maison du Danemark sur les Champs-Élysées. C’était magnifique ! Nous sommes revenus dans le monde du réel. On a téléphoné à nos cabinets pour prévenir la famille Santelli. Dans le taxi pour reprendre l’avion, on écoute la radio, aux nouvelles on attend que le président Pompidou avait accordé sa grâce. J’ai correspondu durant trois années avec Santelli, il était au quartier des condamnés à mort aux Baumettes à Marseille. Il avait été transféré à la maison centrale d’Ensisheim en Alsace. Il apprenait le métier de chauffagiste. Il a été gracié mais condamné à la perpétuité. Mais je n’ai plus eu de ses nouvelles. On a plus correspondu et je n’ai plus jamais mis les pieds dans une cour d’assises.
Pour terminer, pensez-vous que la peine de mort puisse revenir un jour en France ?
En l’état actuel des choses, je ne le pense pas. Le droit européen supranational rend impossible le rétablissement de la peine de mort. Imaginez qu’il y ait une guerre, une loi martiale imposée. Cela paraissait impensable une guerre qui revienne en Europe. Vous dire que c’est impossible, personne ne peut l’affirmer mais ce que je puis vous dire c’est que ça manquerait tout autant d’exemplarité qu’avant 1981.
Charles Bedos
Charles Bedos a été l’avocat des résistants Jean Robert et Vincent Faïta guillotinés à Nîmes le 22 avril 1943. Après avoir été libéré des camps, Charles Bedos est resté célèbre pour un discours prononcé aux arènes de Nîmes, le 1er septembre 1945, devant 20 000 personnes.
L'affaire Santelli-Agret
Le 10 novembre 1970, deux hommes sont assassinés près du village d’Orthoux. Il s’agit d’André Borrel, garagiste à Nîmes et son employé, Jean Moreno. Les soupçons se portent vite sur un autre employé du garage, Roland Agret. Mais quelques mois plus tard, Antoine Santelli avoue être l’auteur du double crime avec un complice Antoine Ritter et cite Agret comme commanditaire du meurtre de Borrel. Le 28 février 1973, la Cour d’assises du Gard condamne Santelli à la peine de mort, son complice à la réclusion à la perpétuité et Agret a 15 ans de réclusion. Mais Santelli reviendra sur ses déclarations, Agret est gracié par le président Valéry Giscard d’Estaing en 1977, acquitté en révision en 1985 et mort en 2016 à 74 ans après avoir passé sa vie à combattre les erreurs judiciaires.