FAIT DU SOIR En alliant leur savoir-faire, Sarah et Aurélien distillent spiritueux et plantes de terroir
Sur la route de l'Aveyron, à Bez-et-Esparon, Sarah Boulieu et Aurélien Gabel ont implanté une distillerie à laquelle ils ont profondément réfléchi. Leur procédé artisanal - voire artistique - permet aussi de sublimer des productions de proximité, comme le miel de châtaignier ou l'oignon doux des Cévennes. Une transformation de bons produits en produits d'exception, dans un ancrage local désiré et à une échelle maîtrisée.
Pénétrer les 300 m2 que Sarah Boulieu et Aurélien Gabel consacrent à leur production, c'est avant tout se préparer à une rencontre olfactive. L'odeur du feu, d'abord, qui coïncide avec les bûches visibles dès l'entrée, et qui viennent alimenter les foyers qui permettent l'alchimie dans les alambics. Mais ce sont surtout des parfums de fruits, de plante et de sucre qui saturent l'air. Avant même d'avoir goûté les réalisations du couple, on s'ennivre de ce qu'elles dégagent.
"Avec un stère de bois, je fais une dizaine de distillations, contre deux si j'utilisais une bouteille de gaz." Aurélien Gabel a le goût de l'authentique. Pourquoi chercher ailleurs une ressource énergétique pour chauffer la matière première, quand les bois qui entourent Bez-et-Esparon sont une véritable réserve ? C'est cette logique qui draine la production du couple : profiter de la matière première à proximité - et de qualité - pour tenter d'en soutirer l'extrait le plus sincère. D'ailleurs, la vocation est venue d'une pulsion de "curiosité, d'envie de transformer, de la recherche de quelque chose de rare".
"Nous sommes tous les deux très curieux", embraye Sarah Boulieu, qui fut à la tête d'une "maison qui accueillait de nouveaux projets", au hameau de Pratcoustal, à Arphy. La Lyonnaise d'origine y macérait déjà des plantes, après être tombée amoureuse de la région et avoir lâché un projet en Maurienne. "Quand on s'est rencontrés, Aurélien était déjà passé à l'alcool, moi j'étais plutôt sur l'environnement. Au lieu de ne faire que du macérat, je voulais distiller." Formé notamment au Centre international des spiritueux de Cognac ou grâce "à la rencontre d'anciens et d'associations de distillateurs indépendants", Aurélien Gabel, parti de zéro, avait "du mal à installer son projet. Sarah l'a accueilli." Une histoire d'affinités qui s'est affinée, transformée, pour faire d'eux un couple, pas seulement dans le travail. "Sarah était très centrée sur un projet collectif. Aujourd'hui, nous sommes sur un projet personnel, c'est un changement radical."
"Mais pour autant, on n'a pas trop envie de grandir." À défaut de salariés, ils préfèrent la transmission. "Par exemple, on a formé un stagiaire qui a monté sa propre distillerie. Et puis, rentabiliser son entreprise, en matière de spiritueux, n'est pas une mince affaire. Parce que quand on touche à l'alcool, la fiscalité fait sérieusement monter la note." Quand la taxe s'élève à 30€ en viticulture pour un hectolitre produit, "nous, pour dix litres à 100 degrés, il faut payer 190€". De quoi décourager les plus impétueux. D'autant que ce paiement s'accompagne de la nécessité de comprendre les injonctions douanières. Il faut aussi apprendre les rapports avec les services, et ne pas négliger toutes les déclarations réglementaires. De quoi expliquer - autrement que par la baisse de la consommation - qu'il ne restait que 1 000 alambics ambulants dans les années 80, contre environ 30 000 dans les années 30. L'arrêt de l'exonération fiscale liée aux premiers litres produits a eu raison d'une partie des professionnels.
L'attachement à la tradition du métier induit que Sarah et Aurélien sont distillateurs de profession. "Mais aussi bouilleurs ambulants". Autour d'alambics de plus de cent ans, dont un "nouvel" exemplaire devrait prochainement gagner les murs bezronais. Où ils reçoivent la "matière déjà fermentée ou à fermenter, soit des fruits pour transformer le sucre en alcool, avec des levures spéciales ou indigènes". Entre quinze jours et un mois sont nécessaires, avant que la matière première ne passe dans la cucurbite pour subir le processus de chauffe, que la vapeur emprunte le col de cygne, puis un serpentin pour y être refroidie. Plus tard, l'alcool sera repassé pour "trier, enlever le mauvais alcool". Le produit sort environ à 80° d'alcool, il est ensuite savamment dilué alors qu'il vieillit dans des fûts en inox. Ou en fût de chêne, où part des anges et mauvais alcool s'évanouissent.
"Il faut beaucoup de matière première noble"
Aurélien Gabel
Avant cela, Aurélien Gabel a déjà retiré le mauvais alcool "de tête, plus volatile", composé de méthanol, dangeureux pour la santé - le fameux qui "rendait aveugle" dans les Tontons flingueurs. Tout comme l'alcool de queue, soit le premier et le dernier alcool obtenu par la distillation. Pour ne garder que le coeur, l'éthanol, au goût bien plus suave. Outre le savoir-faire, la différence de chaque distillerie se fait au niveau de la matière première dont dispose l'artisan, et de son envie d'aventure. Quand on possède l'imagination et la connaissance de Sarah Boulieu et Aurélien Gabel, le terrain de jeu est vaste….
"Actuellement, on a douze produits, recense Sarah Boulieu. Mais avec tout ce qu'on a créé, on doit être entre 20 et 25. On stabilise certaines recettes, comme la liqueur de châtaigne, l'eau de vie de pomme reinette du Vigan, la liqueur d'oignons doux. Mais on a une eau de vie de vin, qu'on a pu assembler avec le châtaigne. Cette eau de vie là, on sait qu'on ne l'aura plus." En parallèle, ils distillent, sous forme de prestation, toute production d'un particulier ou d'un agriculteur, qui souhaiterait garder le résultat de la distillation pour lui-même. La distillerie produit aussi une eau de vie de bière de la brasserie Borgne, de Saint-Jean-du-Gard ; la Ginette, soit un gin qui ne correspond pas aux canons industriels (et c'est tant mieux) et ne peut donc pas en porter le nom ; ou encore une liqueur à l'anis ; une eau de vie de miel ou de la liqueur de menthe ; ou une liqueur de miel "où l'eau de vie de cire apporte l'esprit". "Farfelus et fous", Sarah et Aurélien ont aussi acquis 7 000 m2 de terrains pour installer un verger et des plantes aromatiques. Dans un an, B&G distillerie sortira le premier whisky totalement élaboré dans Cévennes et c'est peu dire qu'il est déjà très attendu.
"Ce que nous faisons, c'est du luxe, s'arrête Aurélien Gabel en allant chercher quelques bûches pour entretenir le processus, parce qu'il faut beaucoup de matière première noble." Passée d'un projet collectif à une ambition personnelle et familiale, Sarah Boulieu renchérit. "Par la transformation, on dit que la personne se transforme aussi". Voire, comme le vin, qu'elle se bonnifie. C'est bien le chemin qu'emprunte visiblement la distillerie.