Publié il y a 9 mois - Mise à jour le 31.01.2024 - Propos recueillis par François Desmeures - 7 min  - vu 1550 fois

FAIT DU JOUR Nicolas Ferran, directeur de la Clède : "La loi immigration met un coup d'accélérateur à une dynamique continue de précarité"

Nicolas Ferran dirige la Clède depuis janvier 2022

- François Desmeures

Un centre d'accueil pour demandeurs d'asile de 120 places, 64 places d'hébergement d'urgence pour ces mêmes demandeurs, 25 places de centre provisoire d'hébergement ou une soixantaine pour les jeunes majeurs étrangers : l'association la Clède est, à Alès et jusqu'à Nîmes, un acteur majeur de l'accueil des réfugiés dans le Gard. Comme l'indique l'opposition à la loi immigration énoncée sur une banderole apposée sur l'association, ses salariés craignent pour le devenir de leur travail et pour le destin de ceux qu'ils sont chargés d'accompagner. Le directeur de la Clède, Nicolas Ferran revient sur les changements qu'induit la nouvelle loi immigration pour sa structure. Selon lui, les nouvelles dispositions ne peuvent aboutir qu'à une paupérisation accrue et un aggravement de la situation des immigrés. Tout en précarisant et en dégoûtant les travailleurs sociaux de leur métier. Entretien. 

Nicolas Ferran dirige la Clède depuis janvier 2022 • François Desmeures

Objectif Gard : En quoi le durcissement du droit d'asile, provoqué par la nouvelle loi immigration, a une influence sur votre travail ?

Nicolas Ferran : Sur le fond, on voit bien dans quel contexte européen cette loi est votée et les jeux politiques franco-français qui gravitent autour de cet enjeu. Les associations du secteur, les professionnels, ne partagent pas cette vision de ce que peut être une politique de solidarité en France à l'égard de ces personnes. Et puis, on a aussi une vision très objective, et c'est là où on n'a pas trop compris : ce qui était en germe dans cette loi-là - et certains élements posent encore question après l'avis du Conseil constitutionnel - c'est un durcissement tant pour les demandeurs d'asile que pour les personnes en situation régulière, avec récépissé et qui travaillent. Les conditions d'accès à certaines aides, et la question de la préférence nationale, sur ces sujets, marquait une rupture d'égalité et d'accès au droit entre les Français "de souche" et les étrangers en situation régulière.

Avec quelles incidences directes, selon vous, sur ces populations ?

Si on dézoome sur la question de la précarité en France, on voit que la courbe se stabilisait plus ou moins jusque dans les années 2000. Depuis, c'est une hausse continue. Un rapport, à l'automne dernier, recense neuf millions de pauvres en France, soit une augmentation de 13 à 14 %, y compris pour les personnes en situation de grande pauvreté. On se rend compte que sur l'accès à différentes prestations, comme l'allocation pour le logement social, les aides de garde d'enfants, l'allocation de rentrée scolaire, les aides au retour à l'emploi, aucune mesure d'impact n'a été calculée. L'impact, ce sont des pans de populations entières qui tombent dans de la grande pauvreté. Tout ce qui relève de la préférence nationale crée cet effet domino. À composition familiale égale, situation professionnelle égale, montant du salaire identique, etc., il y avait un risque de décrochage très fort entre des personnes, françaises, qui pouvaient cumuler 600 à 700 € d'aides. Et les autres, qui perdaient toutes ces aides-là. En 2019, on comptait 8 000 gamins, en France, en situation de grande pauvreté. Avec l'effet de ces mesures, on doublait en cinq ans le nombre des enfants en grande pauvreté. Et ce, alors même que se pose la conditionnalité de l'accueil dans les CHRS (centres d'hébergement et de réinsertion sociale), car c'est la situation administrative qui prime. Du fait de décrochages très forts, les gens ne vont pas partir ! On va les revoir à la rue, exclus, etc. 

"Cette loi vient à l'encontre de tout ce qu'on peut voir sur le terrain"

La conditionnalité de l'accueil ne correspond-elle pas, aussi, à une raréfaction de l'argent public ?

On entend la raréfaction des ressources publiques, les questions budgétaires d'un gestionnaire... Mais un des éléments du code d'action sociale et des familles, c'est "qui que tu sois, d'où que tu viennes, si tu es en situation de précarité ou de vulnérabilité, on t'accompagne". Ici, on voit que le curseur de la vulnérabilité est très tangent. Et cette loi vient à l'encontre de tout ce qu'on peut voir sur le terrain. Elle met un coup d'accélérateur à une dynamique continue de précarité. On le voit avec les personnes âgées, avec le minimum vieillesse, de plus en plus sous le seuil de pauvreté. Quant aux travailleurs précaires : à 1 300 ou 1 200 €, une fois qu'on a pris le loyer, les énergies, l'essence, l'assurance, la mutuelle, il ne reste plus rien ! Et les effets économiques de cette loi sont une autre fabrique à pauvreté. 

Où vont ces déboutés, sans ressource ? Ils sont à la rue.

Le Gouvernement avançait, en contrepartie, vouloir accélérer le processus de demandes d'asile. Vous ne pensez pas que ça pouvait atténuer ces difficultés ?

L'accélération ne signifie pas octroi d'un statut de réfugié. La problématique qu'on connaît, depuis certains mois, c'est une automatisation des procédures, où tout est dématérialisé. Auparavant, les travailleurs sociaux avec les avocats faisaient les récits de vie. Puis, plusieurs parties, ou juges, évaluaient le dossier. Aujourd'hui, c'est une personne, en tête-à-tête, et il y a de plus en plus de déboutés. La décision est ainsi mais il existe, normalement, des droits de recours. Or, tout est en train de se contracter, notamment dans la capacité qu'on peut avoir à accompagner les personnes qui sont en situation de demander. Ce qui coupe les bras et les jambes des professionnels. On nous jette à la figure la démarche militante : on est militants d'un projet associatif, mais aussi des professionnels en gestion et responsable ! On voit bien que les règles du jeu sont en train de changer et que c'est en défaveur des gens qu'on accompagne. Certains sont déboutés - me semble-t-il à tort au regard des éléments dont on dispose. Les procédures accélérées provoquent une hausse des demandes refusées. Partout en Europe, mais en France, particulièrement, ces derniers mois. Où vont ces déboutés, sans ressource ? Ils doivent sortir du CADA (centre d'accueil pour demandeurs d'asile), ils sont à la rue. Jusqu'à présent, on pouvait trouver en urgence, dans les CHRS (centres d'hébergement et de réinsertion sociale), pour les familles. Il existait des filets de sécurité... qui sont en train d'être coupés les uns après les autres. On marche sur la tête, et ces déboutés retrouvent, dans la rue, certains pour qui l'asile a été accepté mais qui n'ont pas de place en centre provisoire d'hébergement. 

La banderole affichée par les salariés de la Clède sur leur siège • François Desmeures

Une banderole est affichée sur les murs du siège de la Clède. Au-delà de l'hostilité à la loi, comment vos agents vivent une forme de changement de leurs missions ?

Les collègues perdent le sens de l'accompagnement. C'est extrêmement compliqué. Ceux qui sont ici depuis 20 ou 30 ans ont connu de nouvelles lois immigration tous les quatre ou cinq ans, toujours dans la même logique. 

"On le voit sur les associations comme la nôtre : on est dans le rouge, de plus en plus"

Le Gouvernement dit répondre à une vague et une pression migratoire en augmentation. L'avez-vous ressentie ces dernières années, à travers une hausse des demandes ?

Nous ne sommes pas le point d'accès direct. On n'a pas eu d'augmentation de places. Mais, à notre niveau, ce qu'on voit, c'est l'accélération du turn-over. L'État veut "fluidifier", donc il nous est demandé, quand une personne sort et que le logement est disponible, qu'il soit à nouveau occupé dans les deux jours. Mais il faut peut-être remettre le logement en état, il faudrait alors pouvoir accueillir le week-end, etc. Et ce, alors qu'on a quand même une grosse transformation de notre parc : avant, il fallait surtout accueillir les familles. Depuis 3 ou 4 ans, les préfectures nous demandent d'accueillir les personnes isolées. D'accord... Je ne sais pas où vont les familles... Mais ça veut aussi dire qu'il faut transformer le parc immobilier. Ce qui a un coût pour l'association, parce que l'État donne toujours la même chose... Et de 100 familles à 120 personnes isolées, en matière d'encadrement, nos équipes explosent ! On le voit sur les associations comme la nôtre - ancrées très localement, qui ne sont pas sur plusieurs départements ou régions - on est dans le rouge, de plus en plus. On nous demande d'opérer des bascules dans la logique d'accompagnement et dans les moyens qu'on nous donne. Ce qui provoque un décrochage fort des associations de notre genre. Les projections budgétaires sont très très inquiétantes. Et rien n'est donné pour assurer la transformation qu'attend l'État. 

"Les gens ne traversent pas la Méditerranée pour venir se faire poser une prothèse ou améliorer une esthétique de dents !"

Une transformation de l'Aide médicale d'État reste programmée pour cette année 2024. Elle devrait, a minima, en durcir les conditions d'accès. En craignez-vous les effets ?

La suppression de l'aide médicale d'État, des pays comme l'Espagne l'ont testée. Ils sont revenus dessus parce qu'ils se sont bien rendu compte qu'ils ne maîtrisaient plus rien. Les gens ne traversent pas la Méditerranée pour venir se faire poser une prothèse ou améliorer une esthétique de dents ! La suppression, c'est fignoler encore un peu plus le détricotage global que connaît l'accès aux soins. On a participé à la table-ronde santé et précarité lors des États généraux de la santé de l'agglo : dans des services entiers, il n'y a plus de médecin référent. Et les médecins dans nos services, qui ont aussi leur déontologie, savent ce qu'ils vont faire si l'aide médicale est supprimée... On n'est plus dans une logique raisonnée, en fait. Le débat, tel qu'il est posé, n'est pas sain. Les personnes qui sont ici, en dessous du seuil de pauvreté, qui ont du mal à joindre les deux bouts, et voient des refugiés taper à notre porte... Il peut évidemment y avoir un écho particulier pour eux.

"Ce sont des précaires qui accompagnent la précarité"

On met en opposition des précaires, alors même que les professionnels connaissent eux-mêmes une précarisation. Ce sont donc des précaires qui accompagnent la précarité... Le détricotage des politiques de solidarité vaut pour les publics, qui ont besoin de cet accompagnement, et pour les professionnels, qui sont dans une précarisation latente eux aussi. Ça provoque une perte de sens politique, une perte dans l'engagement du travail pour lequel chacun fait don de soi... Avec nos conventions, il faut onze ans à nos techniciens pour sortir du SMIC... Certains travailleurs sociaux mettent quatre ans à en sortir, selon les échelons. C'est une précarisation accrue. 

"Nous sommes une première ligne qu'on ne voit pas"

C'est le tableau d'une société qui craque ?

On a de très très fortes inquiétudes face au taux de pauvreté qui ne cesse d'augmenter. À l'échelle européenne, on a encore une politique de solidarité qui régule un peu plus. Pour autant on a neuf millions de pauvres... Et la grande pauvreté en croissance. La question n'est pas celle des associations militantes, de la Clède sur le bassin alésien, ou des étrangers qui viendraient voler les prestations sociales... La question de fond est celle des inégalités et du décrochage des classes moyennes inférieures qui tombent dans la précarité. Cette évolution sourde dure depuis vingt ans. On le voit, nous, sur le terrain. Enlevez les associations que nous sommes, on arrête... Alors se verra vraiment tout le travail de régulation qu'on abat, et qui est invisible. Les situations de précarité, les problèmes de psychiatrie qui arrivent dans nos services et qu'on ne sait pas gérer... Quand on entend parler de quatre, cinq situations qui posent problème sur le territoire alésien, c'est oublier les 90 ou 95 autres qu'on a accompagnées. Les collègues tiennent à bout de bras ces sujets, nous sommes une première ligne qu'on ne voit pas. Mais le goût du sacrifice a aussi ses limites. 60 % des collègues ne sont toujours pas pris en compte par le Ségur de la santé, sur nos 150 salariés. 

Propos recueillis par François Desmeures

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