FAIT DU JOUR Anne Clergue « Ma mère était une visionnaire qui a voulu marquer son époque, et elle l’a fait »
Yolande Clergue, épouse de l’illustre photographe arlésien Lucien Clergue et initiatrice de la fondation Van-Gogh, est décédée le 18 septembre 2024 à l’âge de 95 ans. Après ses obsèques célébrées à la cathédrale Saint-Trophime le 23 septembre, l’Arlésienne de coeur a été inhumée, dans l'intimité, au cimetière de Meung-sur-Loire dans le Loiret.
« Maman pensait avoir une maladie, un cancer… Elle ne pouvait pas concevoir que la bougie puisse diminuer naturellement. » Et pourtant la flamme s’est éteinte le 18 septembre 2024. Yolande Clergue avait 95 ans.
« Vous désirez un café ? » Anne Clergue, sa fille aînée, s’assied confortablement dans son canapé, à l’étage d’un immeuble voisin de l’hôtel de ville. Sous ses pieds, sa galerie d’art où sont principalement exposées des photographies. Le temps se suspend alors pour raconter l’histoire de cette grande dame, au sens propre comme au figuré. Yolande Wartel est née le 16 février 1929, à Paris. En 1939, alors que la France entre en guerre, la famille issue d’un milieu modeste et composée de cinq enfants s’installe à Meung-sur-Loire, dans le département du Loiret. « Elle aimait beaucoup les bords de la Loire, ce paradoxe entre une eau si calme et caractérielle à la fois. Il y avait une sorte de fascination, qu’elle a retrouvée plus tard avec un autre fleuve, même s’il est différent, le Rhône. »
Peut-être y voyait-elle son reflet. Très tôt, Yolande affirme sa personnalité, un caractère bien trempé. « Elle voulait faire un métier rare, elle a été hôtesse de l’air et infirmière secouriste. Ma mère a volé de 1954 à 1959. » Il ne fallait pas avoir la tête dans les nuages, un joli minois ne suffisait pas, « les hôtesses de l’air devaient avoir des connaissances précises, sur la géographie entre autres ». « Habillées par Carven, Elles étaient les premières ambassadrices de la France », ajoute Anne. Yolande volait à bord des Super Constellation. « C’était une grande spécialiste, moteurs à 3 temps, à 4 temps, elle connaissait tout. » En 1959, la trentenaire rend son tailleur d’hôtesse de l’air. « J’ai su la raison il y a peu. Sa vue avait un petit peu baissé, à cause de cela, elle craignait de ne pas pouvoir monter en grade, même si elle était déjà chef hôtesse », confie sa fille.
Une virée à Arles, la rencontre avec Lucien
Après avoir voyagé dans le monde entier, Yolande décide de découvrir la France, rend visite à sa sœur comédienne, alors en représentation au festival d’Avignon et pousse le pas jusqu’à Arles. Une curiosité qui, par l’intermédiaire d’un proche de la famille de Danielle Valette rencontré à la mairie, l’emmènera à croiser le chemin de Lucien Clergue, jeune photographe. Le rendez-vous est donné à la Librairie du Palais, la plus ancienne librairie de France, tenue à l’époque par Claude Magnan, épouse de Jean-Marie Magnan. L’écrivain et aficionado arlésien était le meilleur ami de Lucien. « Évidemment, mon père lui a posé un lapin ! », s’amuse Anne. Ce n’est que partie remise. Yolande découvre alors un homme mal fagoté, mais surtout un photographe de talent, adoubé par Picasso depuis leur rencontre en 1953. Les allers-retours entre Arles et Paris se multiplient, puis la jeune femme intelligente, belle et élégante finit par se fixer dans le sud de la France, avec Lucien, dans le quartier de la Roquette, rue Genive.
En 1961, le photographe arlésien est invité par le directeur de la photographie au MoMA de New York, Edward Steichen, à participer à l’exposition « Diogenes with a Camera V », aux côtés de Yasuhiro Ishimoto, Bill Brandt etc. Au retour de ce voyage, Lucien veut faire de la photographie un art à part entière en France, comme c’est déjà le cas aux États-Unis. Il propose à Jean-Maurice Rouquette, alors conservateur du musée Réattu, de créer un département photographique, le premier en France dans un musée des beaux-arts. Puis le duo rejoint par Michel Tournier lance les Rencontres internationales de la photographie en 1969. Plus tard, en 1982, Lucien participera à la création de l’École nationale supérieure de la photographie. Et Yolande dans tout ça ?
Mariée à Lucien en 1963 - les faire-part de mariage sont signés de Jean Cocteau - son rôle « a toujours été de l’aider ». « Elle recevait les artistes à la maison, Rauschenberg, David Hockney, Paul Jenkins etc. Elle adorait côtoyer les artistes. Il y avait des musiciens, des écrivains, des poètes à la maison… Et tous ces gens parlaient de Van Gogh », rapporte Anne se souvenant d’une anecdote. « Picasso gardait dans son portefeuille, contre son cœur, la chronique locale qui relatait l’affaire de l’oreille coupée. » Yolande se délecte de ces échanges, de ces rencontres, certainement ce qui a inspiré son projet, celui de réunir une communauté d’artistes dont chacun devrait réaliser une œuvre en hommage à Vincent Van Gogh. Ce dernier avait rêvé d’une même entreprise lorsqu’il s’était installé à Arles en 1888. Au fil des années, Yolande Clergue constitue une collection de plus de 200 œuvres de peintres, d’écrivains, de photographes, sculpteurs. « Mon père était un peu jaloux de ce succès », lâche sa fille, un sourire en coin. Des noms tels que Christo, Arman, César, Hockney, Lichtenstein, Lacroix etc, signent un hommage à Van Gogh. « Henri Dutilleux a écrit une pièce de musique « Timbres, espace, mouvement ou La nuit étoilée », il a offert la partition annotée », cite Anne, entre autres exemples. « Ma mère était habitée, envoûtée par cette flamme de Van Gogh, comme un feu incandescent qu’elle sentait vivre auprès de tellement de gens. Elle parlait avec son cœur et toute son âme. » Sa fille a été témoin et complice de son travail acharné pour que vive l’association pour la création de la fondation Van-Gogh créée en 1983, œuvrant à ses côtés entre 1990 et 2006. « On n’avait pas un sou, il a fallu travailler dur pour faire vivre cette association, pour agrandir la collection et la faire voyager au Japon, à Chypre, en Tunisie, en Corse, aux États-Unis, en France dans plusieurs endroits… »
Des séquences de vie difficiles
Au début des années 2000, Anne Clergue quitte l’association présidée par sa mère. « Il n’y avait pas de place pour quelqu’un d’autre », explique-t-elle. Même pas pour sa propre fille ? La question restera en suspens. Le fort caractère de Yolande est, selon Anne, la conséquence d’une enfance marquée par la guerre. « Elle allait chercher de la nourriture pour toute la famille à vélo, elle n’avait que 14 ans. Parfois elle revenait bredouille. Elle a perdu une petite sœur de 5 ans d’une péritonite parce que les médecins ne sont pas arrivés assez vite et un frère aussi. Elle faisait partie d’une génération de femmes endurcies par la vie. » Ceci explique aussi peut-être sa détermination à toute épreuve. La plus importante, la plus douloureuse à surmonter fut très certainement l’affaire du tableau intitulé "Hommage to Van Gogh, study after Van Gogh for the 1988 Van Gogh exhibition in Arles, 1985", rendu aux héritiers de Francis Bacon. « Ça été un épisode difficile à vivre, elle l’a vécu comme une trahison, alors que tout avait été fait dans la générosité et la sincérité avec les artistes ». Mais dans le cas de Francis Bacon, aucun document officiel attestait d’un dépôt permanent à l’association. Après trois ans de combat, le jugement de la cour d’appel d’Aix-en-Provence est tombé en avril 2010.
Dans ce même laps de temps, Yolande lègue la collection à Luc Hoffmann, lequel créera la "vraie" Fondation Van-Gogh reconnue d’utilité publique. « Je pense que ça a été à la fois un soulagement et un déchirement car elle transmettrait son bébé. Mais elle savait qu’elle le laissait entre de bonnes mains. » Son empreinte reste malgré tout indélébile, « c’est tout de même grâce à elle qu’est née la première fondation d’art contemporain à Arles, insiste sa fille. Ma mère était une visionnaire qui a voulu marquer son époque, et elle l’a fait ».