NÎMES 60 ans plus tard, l'Histoire se fait petit à petit
Frédéric Pastor, adjoint délégué aux Festivités pour la ville de Nîmes, assistait à une conférence de Jean-Félix Vallat, président de la Maison des agriculteurs et des Français d’Afrique du Nord, Jean-Jacques Jordi, historien et spécialiste des migrations en Méditerranée occidentale aux XIXe et XXe siècles et Yves Sarthe, historien spécialiste de la culture des rapatriés.
Parler de la guerre d'Algérie remue encore les mémoires et suscite souvent des frictions. Pour Frédéric Pastor : "La Ville souhaitait une caution scientifique car le sujet est sensible. Ces trois personnes ont une excellente expertise et leur parole est sérieuse, elle confirme l’exposition présentée par le Centre de documentation historique sur l’Algérie. L’approche de ces trois personnes sur cette histoire est remarquable, vaste et scientifique."
En 1962, Nîmes accueille 12 000 Pieds-Noirs, soit 10 % de la population de la cité. "Le maire, Tailhades, prévoyait cela depuis 1959 et avait débloqué du foncier sur certains secteurs pour étendre la ville. Si nous disposons d’autant d’écoles aujourd’hui, c’est en grande partie à cette époque qu’elles furent construites !"
Docteur en Histoire, il s’intéresse rapidement aux populations européennes en Algérie dont certaines sont devenues françaises. Puis Jean-Jacques Jordi s’intéresse à la guerre, à l’exode qui suit, mais aussi à l’arrivée en France des Français d’Algérie. Trois choses marquent la période.
"La soudaineté du départ. Il y avait un climat de terreur. Ceux que l’on appellera plus tard Pieds-Noirs partent de manière précipitée choisissant souvent la valise ou le cercueil." L’ampleur du phénomène marque un autre temps fort de la période. On parle de 800 000 personnes qui traversent la Méditerranée d’avril à septembre 1962, le flux migratoire le plus important, en Méditerranée, de la seconde moitié du XXe siècle.
"Ils ne s’attendaient pas à être bien accueillis, mais pas à être rejetés. Les services publics ont été débordés car cette migration n’était pas classique, en quelques mois, l’Algérie s’est vidée de quatre ou cinq générations nées sur place."
Le sentiment d’être mal accueillis contraint l’État français à intervenir dans les six mois pour améliorer la situation. Hors de question que ces gens se fixent sur le littoral méditerranéen ou à Paris, qu’ils aillent à la campagne. "60 % des rapatriés s’installent tout de même sur l’arc méditerranéen. Ces gens n’avaient pour la plupart plus de famille en métropole. La population en Algérie était alors à 80 % urbaine."
Selon Jean-Paul Sartre et la préface qu’il signe du livre de Franz Fanon, "Il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups" supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Et de poursuivre, "restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds." Des mots qui heurtent encore les oreilles de Jean-Félix Vallat.
Jean-Félix Vallat est le président d’une des plus anciennes associations d’anciens Français d’Algérie qui œuvre en faveur des agriculteurs et des Français d’Afrique du Nord. "Nous nous sommes occupés de l’indemnisation des biens nationalisés malgré les accords d’Évian qui sont vus depuis une vingtaine d’années comme des accords entre états. Grâce à nous, trois lois d’indemnisation ont été créées."
Jean-Félix Vallat a créé une autre structure associative pour les pupilles de la Nation, comme lui. "Mes parents ont été assassinés quand j’avais huit ans en 1958, j’ai connu le pire…" Rapatrié en 1962 du côté de Fabrègues, réinstallé comme agriculteur dans le Sud-Ouest, les conditions économiques n’étaient pas optimales pour des gens qui ont dû rembourser des prêts pour lesquels les exploitations n’étaient pas assez rentables. Et il faut dire que l’on ne se fait pas agriculteur en deux ans… Il faut connaître les sols, le climat et ce que l’on désire y cultiver !
Mais c’est une autre partie de sa vie, la première, vous l’aurez compris, qui a fait de lui ce qu’il est devenu. "Entre 1954 et décembre 1962 on a compté et répertorié 1 752 Français enlevés ou disparus (jamais retrouvés, NDLR) dont 80 % après le 19 mars 1962 ! C’est un crime de masse et nous travaillons sur le financement d’un projet, Graine de mémoire, qui ferait office de cimetière virtuel pour ces personnes."
Yves Sarthe, le "mouton noir du trio", n’a connu ni l’exode ni l’exil. "J’étais à l’armée à Rochefort pendant les événements d’Oran. On nous enfermait dans le mess pour qu’on ne pas puisse entendre les infos… Je suis revenu à Alger puis je suis devenu géographe. J’ai éprouvé une profonde, un colossale haine pour la France." Un peu plus tard, il entre au lycée français d’Alger pour y enseigner, il y reste 15 ans. "Mon premier fils est la cinquième génération née en Algérie" mais il se rappelle surtout des Pieds-Rouges et des Pieds-Verts. Les socialistes et les islamistes. "L’Algérie est mon pays charnel et je n’ai jamais pu m’en défaire. Par contre, intellectuellement, c’était la France ! J’ai toujours eu ce balancement dans ma vie. La colonisation française a révélé l’Algérie à elle-même."
Mais, encore aujourd’hui, les blocages sont surtout politiques car dans les populations la chose est moins marquée. Si les idées noires demeurent, les générations défilent et les dernières âmes des vivants ayant vécu l’atrocité s’éteignent peu à peu.
De temps en temps, une surprise. "Nous connaissons le commanditaire de l’assassinat de mes parents. Ma mère travaillait dans une école, c’était le directeur qui avait demandé ces exactions." En 2022, le livre "Récits d’Algérie" fait parler les jeunes, les petits-enfants, et recueille d’autres récits que ceux connus jusqu’alors par le trio. "Il y a 15 jours, je vais assister à la séance de dédicace de cet ouvrage à charge contre la France à Barbès. Un des témoins n’était autre que le petit-fils du commanditaire de l’assassinat de mes parents. Il est chanteur de rap et a tourné dans une série Netflix. Évidemment il a une admiration pour son grand-père et devant 250 personnes, ce qui est fou quand on y pense, j’ai pris la parole, pas franchement rassuré."
Une séance de dédicace à 250 personnes, ça fait beaucoup pour un sujet qui ne passionne habituellement pas les foules. Et quand on va à l’encontre de l’idée générale, ça peut piquer. Jean-Félix de poursuivre : "Le silence était glacial quand je me suis présenté et que j’ai expliqué la vérité des faits. Ces jeunes sont lobotomisés par la doxa du Gouvernement algérien. J’espère organiser un débat à la télé avec ce jeune car il y a un affrontement des mémoires et que tous les arguments peuvent être démontés."
Le 5 décembre dernier, jour de commémoration, c’est sur le quai Branly à Paris que Jean-Félix se retrouve à côté du mémorial de la guerre d’Algérie. En lieu et place de Patricia Mirallès covidée, c’est directement le ministre Sébastien Lecornu qui fait son discours. "Il a chargé l’OAS, c’était un discours improbable, rempli d’erreurs, j’ai failli partir !" Une doctrine, une méconnaissance ? "Son conseiller est venu s’excuser et on m’a assuré que ce discours allait disparaître et qu’il n’en resterait plus une trace."
Un devoir d’histoire doit voir le jour. Le travail de mémoire est achevé. Tout ce qui s’est passé a été écrit, daté, répertorié, archivé. Place aux historiens et à la froideur de leur travail. Ne pas refaire l’histoire mais écrire des lignes qui pourraient demeurer immuables. « Je ne veux pas la vérité, mais la véracité. La vérité appartient à chacun, la véracité, elle, est factuelle, elle s’impose à tous », conclut Jean-Jacques Jordi.