L'INTERVIEW Caroline Granier : "On arrive toujours à remonter, c'est ce qui est intéressant dans l'histoire industrielle d'Alès"
Économiste, Caroline Granier est cheffe de projet au sein du "think tank" la Fabrique de l'industrie, co-présidé par l'ancien PDG d'Airbus, Louis Gallois, qui avait justement choisi Alès, en décembre dernier, pour la tenue d'un séminaire de ce cercle de réflexion (*). Elle revient, dans l'ouvrage Le bassin industriel d'Alès, une histoire de reconversions, sur les trois mutations du bassin alésien à la suite du ralentissement de l'activité, puis de la fermeture des mines. En soulignant la résilience du territoire et la continuité dans l'effort. Entretien.
Objectif Gard : Comment en êtes-vous venue à vous pencher sur le bassin industriel alésien ?
Caroline Granier : La Fabrique de l'industrie a été crée en 2011 et, depuis 2019, elle a un partenariat avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires, Intercommunalités de France, la Banque des territoires, l'Institut pour la recherche de la Caisse des dépôts et la Fondation Mines Paris Tech, autour de ce qu'on appelle l'Observatoire des territoires d'industrie. Comme son nom l'indique, le point d'entrée était le programme Territoires d'industrie, lancé en novembre 2018. Alès présente un cas un peu à part, avec l'histoire autour du charbon. On connaissait le récit d'acteurs mobilisés qui racontent ce que ça fait de subir la fermeture des mines, assez représentative d'une phase de désindustrialisation. Et, à côté de cela, une évolution de l'emploi industriel plutôt favorable sur les dernières anées. Ce qui ne veut pas dire forcément positive. Mais la diminution a très largement ralenti son rythme, c'est ce qui est intéressant.
Mais le bassin industriel alésien est-il connu nationalement ?
De façon générale, quand on parle du territoire, on a un peu une vision déformée selon son affect, son ressenti et son vécu. Ce n'est pas le volume qui nous intéresse sur Alès. Et l'idée n'est pas de se focaliser sur les territoires les plus connus et qui performent le mieux en industrie. On essaie d'aller voir tous les territoires qui nous paraissent intéressants soit parce qu'ils fonctionnent très bien et qu'ils présentent des statistiques, en matière d'emploi, qui sont supérieurs à la moyenne ; soit parce qu'ils présentent des difficultés et on sent qu'il n'y a pas de projet qui va permettre la reconversion du territoire ; ou soit, dans le cas d'Alès, parce que partir d'un territoire minier était intéressant. Effectivement, si on ne regarde que l'indicateur de l'emploi industriel, ce n'est pas le premier territoire auquel on pense. Finalement, on ne va presque pas regarder le volume, mais l'évolution de l'emploi industriel. On passe ainsi d'une baisse de 15% à une baisse qui est quasiment de 0% sur les dernières années.
"Ici, on a vraiment vu un passage de témoin et une continuité qui ne se sont pas démentis"
Existe-t-il un "fil rouge" commun aux trois phases de reconversion que vous mettez en évidence (1970-1980, 1990-2000 et aujourd'hui), ou est-ce que reconversion signifie révolution ?
Un point que je mets en avant, c'est la continuité qu'il y a eu dans les programmes de reconversion de l'ensemble des bassins miniers français et le passage de relais avec la Mairie et l'Agglo d'Alès. Il n'y a pas eu de rupture entre les deux. On aurait pu craindre un coup d'arrêt avec le retrait du programme national, ce qui a été le cas pour certaines régions. Ici, on a vraiment vu un passage de témoin et une continuité qui ne se sont pas démentis. Ça me semble être un facteur de succès dans le renouvellement du tissu industriel. Même si on a plusieurs phases de reconversion, donc plusieurs crises et plusieurs pics. Mais on arrive toujours à remonter, c'est ce qui est intéressant dans l'histoire d'Alès. Le fait que des acteurs continuent à s'occuper du renouvellement du territoire, c'est un élément important. On n'observe pas partout des élus qui s'occupent de redynamisation du territoire, surtout avec la recomposition des intercommunalités, dans lesquelles les communes ne s'entendent pas forcément. Ce n'est pas si simple. Dans le cas d'Alès, ce qui ressort de l'analyse, ce sont ce fil conducteur et ce passage de relais, avec des instruments différents, mais qui assurent une continuité. La stabilité politique, aussi, est importante car tout se construit dans le temps long : il faut du temps pour renouveler les compétences et le tissu industriel de manière générale. Et le fait d'avoir une stabilité permet de mettre en place un projet de territoire inscrit dans le long terme.
Les grandes données socio-économiques du bassin - avec une population peu diplômée et des jeunes qui ont tendance à partir - représentent-elles un poids pour le développement industriel du territoire ?
Je le signale effectivement comme une faiblesse du bassin alésien. Après, c'est une faiblesse structurelle, qui ne va pas toucher que l'industrie mais qui va toucher l'ensemble du bassin économique.
"Les acteurs rencontrés ont beaucoup insisté sur l'enclavement du territoire"
Alors est-ce que le risque, à terme, n'est pas d'avoir du mal à attirer de la main-d'oeuvre de l'extérieur ?
Il peut y avoir, effectivement, un point de blocage, si la compétence qu'on recherche n'est pas présente, ou formée, sur le territoire, et qu'il faut aller la chercher à l'extérieur. D'autant plus que les acteurs rencontrés ont beaucoup insisté sur l'enclavement du territoire. Mais, sur certains entretiens que j'ai menés, on me disait que leur mode de recrutement ne se basait pas forcément sur le diplôme. Certaines personnes viennent parce qu'elles sont convaincues par le projet de l'entreprise. Des dirigeants m'ont dit que la compétence pouvait aussi être trouvée sur le territoire, hors diplômes, à travers l'envie de faire collectif, de faire progresser le territoire, etc. Que c'est ce qui était déterminant dans l'embauche.
On entend beaucoup parler de réindustrialisation, surtout depuis la crise du covid. Comme économiste, est-ce que vous la voyez réellement venir ?
Pour le moment, si vous regardez la place de l'emploi industriel dans l'emploi total, malgré un petit rebond en 2017, on garde au taux autour de 12%. La part de la valeur ajoutée dans le produit intérieur brut doit avoisiner les 10%. On n'a pas non plus de rebond marqué sur un espace large. On a aussi, cette année comme l'année dernière, un peu plus d'usines créées que d'usines qui ferment. Mais bon, on a toujours une balance commerciale qui reste largement déficitaire... Peut-on vraiment parler de réindustrialisation ? Non, pas forcément. On ne peut pas, en deux ans, voir des effets. Les projets de territoire mis en avant dans l'Observatoire montrent bien que ceux qui réussissent ont mis en place des choses depuis dix ou vingt ans. Là, on voit vraiment les effets. La part de l'industrie est stagnante mais ce n'est pas propre à la France non plus.
"L'industrie peut être un vecteur de cohésion sociale et territoriale"
Si réindustrialisation il y a, pourrait-elle toucher un territoire comme Alès ou serait-elle concentrée sur des centres existants, comme l'Île-de-France, le Rhône, etc. ?
Contrairement à certains services qui sont très fortement concentrés en Île-de-France - je pense notamment à tous les centres de recherche et développement ou les sièges sociaux -, l'industrie est présente sur l'ensemble du territoire national. Ça peut être un vecteur de cohésion sociale et territoriale. Pour autant, il n'y a pas d'industrie sur tout le territoire, et certaines villes n'ont pas vocation à en accueillir. Mais elle peut être présente sur l'ensemble du territoire. C'est un facteur de rééquilibrage. Après, il faut voir si les territoires veulent devenir un nouveau territoire industriel.
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