Publié il y a 2 mois - Mise à jour le 25.06.2024 - Marie Meunier - 7 min  - vu 1707 fois

FAIT DU JOUR Il y a 20 ans, le fleuron sidérurgique de L'Ardoise fermait

Les membres de l'association Ard'Inox devant la poche. 

- photo Marie Meunier

Le 30 juin 2004 marque la dernière coulée à l'ancienne usine Ugine Aciers de L'Ardoise. Vingt ans plus tard, des anciens salariés nous racontent leurs années au sein de ce fleuron de la sidérurgie, qui a fait la richesse de la commune. Certains tentent de préserver la mémoire de ce site à travers un projet de musée. 

Il y a 20 ans, en juin 2004, avait lieu la dernière coulée sur l'ex-site du Groupe Arcelor-Mittal, anciennement connu sous le nom d'Ugine Aciers (même si elle a changement plusieurs fois de nom). L'histoire de cette usine a commencé en 1952 lors de la création de la société d'Électrochimie, d'Électrométallurgie et des Aciéries électriques d'Ugine (SECEM & AEU). La société s'installe dans l'ancienne sucrerie de L'Ardoise, hameau de Laudun bordant le Rhône, situé près de Bagnols-sur-Cèze. On y produit principalement des alliages de ferrochrome et aciers inoxydables, affrétés ensuite par le rail à Fos. 

La production l'ardoisienne servait de nombreux domaines : "On faisait des tôles à la dimension demandée. Ça pouvait aider à faire les cocottes-minutes. La Géode à Paris a été conçue avec l'acier inox de L'Ardoise. (...) On disait que l'on faisait le meilleur acier du monde", relate Raymond Masse, conseiller municipal à Bagnols, qui a commencé à travailler en 1964, après son service militaire, à Ugine Aciers. Il a passé la plupart de sa carrière "aux achats", à l'écart de la chaleur étouffante des fours et du métal qui était coulé à plus de 1 000 degrés. Même s'il y allait régulièrement en cas de casse. Il devait vite trouver une solution car "un arrêt d'une heure à l'aciérie, c'était 60 000€ de perte", chiffre-t-il. 

raymond masse
Raymond Masse, aujourd'hui conseiller municipal à Bagnols-sur-Cèze, a passé la quasi-totalité de sa carrière à Ugine Aciers. • photo Marie Meunier

À presque 80 ans, Raymond Masse rêve encore de ses 40 années à Ugine Aciers. Il voyageait dans toute l'Europe vérifier que les entreprises qui achalandaient les matières premières respectaient les normes. Il n'a pas très bien vécu le fait d'apprendre seulement trois semaines avant, son départ à la retraite à l'âge de 57 ans, après avoir consacré à l'usine 40 ans de sa vie. Lui s'est épanoui mais il le reconnaît, le travail des ouvriers était ardu : "Le technicien chargé de vérifier les machines à écrire et à calculer disait que les objets étaient tellement plein de poussière qu'il n'aimerait pas voir l'état des poumons des hommes qui travaillaient ici."

"Le travail était terriblement dur"

Pierre Massot ne le contredira pas. "Le travail était terriblement dur. Au départ, il n'y avait que trois équipes pour tourner en continu. Le dimanche pour avoir du repos, il fallait qu'une équipe assure 12h. On était au contact de fours à très haute température. Il fallait percer ces fours, mais les machines à l'époque ne correspondaient pas alors il fallait finir à la main, avec le métal qui sortait à 2 mètres du visage. (...) Il y a eu des accidents d'ailleurs", retrace cette figure de la CGT, qui est rentré à Ugine Aciers en 1956. Il se rappelle des débuts où 120 travailleurs, pour la plupart issus de la terre, se relayaient, mais aussi de l'apogée d'Ugine Aciers avec environ 2 000 salariés et sous-traitants. Les ouvriers agricoles d'hier et les hommes des territoires voisins voyaient dans l'industrie un véritable Eldorado. La population de Laudun-l'Ardoise passera d'ailleurs de 1 500 âmes en 1946 à plus de 5 000 en 2001. "Les salaires étaient supérieurs. Moi qui suis originaire de la région alésienne, je touchais 100 000 francs à Ugine contre 40 000 avant", atteste André Brouillet, embauché en 1966. 

André Brouillet et Pierre Massot étaient tous deux à la CGT à Ugine Aciers. • photo Marie Meunier

Au départ, il n'y avait pas de syndicat fort au sein de l'usine. Avec quatre collègues, Pierre Massot a créé le syndicat CGT en 1964, "qui est passé avec un peu plus de 50% des voix, car les gens l'attendaient. Tout a alors commencé à changer". Le syndicat est devenu très puissant (jusqu'à 700 syndiqués et 85 collecteurs) et a réussi à obtenir de haute lutte plusieurs avancées sociales comme l'embauche de 250 jeunes pour constituer la 5e équipe postée, une première en Europe. "Les gars travaillaient 32h36 au lieu de 45h", se satisfait André Brouillet. Ils sont parvenus à avoir des choses qui paraissent assez évidentes aujourd'hui comme un distributeur de boissons fraîches, un réfectoire convenable, des douches supplémentaires, le lavage des tenues... "C'était bien la preuve que c'était possible. On savait quelles richesses étaient créées et qu'elles allaient essentiellement aux actionnaires", ajoute le Cévenol.

Parfois, les affiches officielles étaient recouvertes par celles de la CGT.  • photo Marie Meunier

Ces avancées étaient importantes pour ces ouvriers subissant une grande pénibilité au travail entre la chaleur, la poussière, les émanations toxiques. "Si femme et enfants voyaient où papa travaillait, ils lui auraient dit que c'était de la folie", admet Pierre Massot. Ce dur labeur a aussi été conforté par les œuvres sociales. Les travailleurs élus par les syndicats géraient le comité d'établissement, grâce auquel les enfants des salariés pouvaient séjourner en centres de vacances. Certaines familles partent pour la première fois en voyage. Le comité d'établissement organisait des lotos géants et finançait les associations sportives de la commune, leur insufflant une grande vitalité. 

22 jours d'occupation pendant Mai 68

Le poids du syndicat s'est particulièrement ressenti en mai 68. Après avoir soumis l'idée au vote, la majorité a tranché pour occuper l'usine. "J'étais à la maison, ma femme venait d'accoucher. Les gars sont venus chez moi me demander mon avis. On avait la démocratie au plus profond de nous", insiste André Brouillet. Durant 22 jours, l'usine a été occupée. Les fours ont continué à fonctionner au ralenti mais en sécurité. Une collecte de patates s'est mise en place "pour que les gars mangent". Un journal baptisé "L'Echo" a vu le jour au cœur même de l'usine occupée et a été distribué la première fois le 22 mai 1968, 2e jour du mouvement. "Il fallait occuper les gens : on jouait aux boules, on avait même monté un orchestre baptisé "The not chienlit boys" en clin d'œil à ce qu'avait dit le général de Gaulle", retrace Pierre Massot. 

Quelques photos du personnel.

L'usine a finalement été rendue, sans aucun dégât à part une vitre cassée "qu'on a faite réparer, c'est dire le sérieux des gens qui travaillaient ici", assure Pierre Massot. Ils ont décroché plusieurs avantages sur les points de milieu, la gratuité de transport... Âgé de 92 ans aujourd'hui, l'ancien syndicaliste continue de se battre pour faire reconnaitre les maladies professionnelles liées à l'amiante. 

L'un des rares bâtiments qui n'a pas été démantelé, avec devant une lingotière qui servait à la production. • photo Marie Meunier

La production sidérurgique d'Ugine Aciers a été réorientée à plusieurs reprises. Les techniques ont évolué passant de la filière lingot au brame obtenu en coulée continue. La filière chrome s'est arrêtée pour acheter moins cher en Afrique du Sud. Si les affaires se portaient plutôt bien dans les années 60, la récession de l'industrie sidérurgique s'immisce les décennies suivantes. Plusieurs plans sociaux se sont succédé. "Est venu Arcelor-Mittal qui a ouvert des usines ailleurs avec nos techniques, et on a fermé l'usine", résume l'ancien de la CGT. Aux yeux de Michel Mazzoleni qui a été chaudronnier 20 ans avant de passer aux réfractaires pendant 7 ans, la fermeture de l'usine découle "de choix politiques, alors qu'on faisait 3 milliards de bénéfices à l'époque mais qu'on coûtait un peu plus sur l'ensemble. C'était l'excuse". 500 à 600 salariés restaient sur place quand a été lancée la dernière coulée.

L'usine a alimenté les recettes fiscales de la commune

Pendant des années, cette usine a contribué à la richesse et à la démographie de la commune. Le hameau de L'Ardoise qui était majoritairement tourné vers le maraichage et clairsemé que de mas agricoles, a été urbanisé pour loger cette manne de travailleurs. Les lotissements qu'on lui connaît aujourd'hui, ont alors été érigés. L'Ardoise, petit port de pêche du bord du Rhône, change totalement de sociologie. L'usine contribue pendant 50 ans aux rentrées fiscales de la commune qui connaît alors la prospérité économique et peut se payer des infrastructures dignes de grandes villes. "On a eu une piscine couverte -qui a fermé depuis- avant tout le monde alors que Laudun-L'Ardoise compte à peine 5 000 habitants. Les équipements sont doublés entre le chef-lieu et le hameau. On a deux écoles, deux gymnases... Une salle comme le Forum n'aurait pas été possible sans ces ressources fiscales", narre Patrice Prat, l'ancien maire de 1995 à 2014. Lui-même est fils d'ouvrier l'ardoisien et a grandi rue André-Malraux, au pied du colosse sidérurgique.

Patrice Prat, ancien député de 2012 à 2017, maire de Laudun de 1995 à 2014 et conseiller départemental de 2004 à 2012
Patrice Prat, ancien député de 2012 à 2017, maire de Laudun de 1995 à 2014 et conseiller départemental de 2004 à 2012. • photo : Coralie Mollaret

En plus d'avoir façonné le paysage de l'Ardoise, Ugine Aciers a entraîné dans son sillon des répercussions plus politiques. Patrice Prat se rappelle des rivalités existant entre le Laudun plutôt viticole et le L'Ardoise plutôt industriel. Au point que cela avait abouti à un sectionnement électoral, unique en France, qui a duré jusqu'à 2001. Forcément la fermeture inéluctable de l'usine a rebattu un équilibre assis depuis des décennies. Mais réinstaller de l'activité et l'emploi dans cette zone, qui en plus, a été inondé six mois plus tôt, n'est pas chose facile. "C'est ce qui explique que 20 ans après, on ait encore du mal à faire éclore un projet. On a changé d'époque, on ne peut plus imaginer une industrie lourde et polluante. Les enjeux écologiques n'étaient pas ce qu'ils étaient actuellement. On ne peut plus envisager l'avenir avec les recettes du passé", souligne l'ancien premier magistrat. 

À relire : L'INTERVIEW Patrice Prat, ex-maire de Laudun-l'Ardoise : la crue de 2003 a été "un vrai traumatisme pour la population"

Un projet de musée pour préserver cette histoire industrielle

Les ouvriers et leurs familles ont pour certains quitté les lotissements, les populations se sont en partie renouvelées. Mais l'usine reste ancrée dans la mémoire de la commune. D'anciens salariés s'efforcent de la préserver. C'est ainsi que l'association Ard'Inox a été créée en 2009. Les membres ont à l'esprit d'établir un musée. Avant le démantèlement du site, ils récupèrent alors tout ce qu'ils peuvent : plans, photos du personnel, équipements de protection, platine de commande, pour les exposer un jour au grand public. 

Michel Mazzoleni, président de l'association Ard'Inox, avec Jacques Messin, trésorier, et André Jorgé, secrétaire adjoint. • photo Marie Meunier

Les quelques vestiges de ce passé industriel sont entreposés dans l'un des seuls bâtiments encore debout, où l'association siège. La poche de coulée n°9, lourde de 34 tonnes à vide, a été conservée à l'extérieur. Il y avait dix autres récipients comme celui-là qui servaient à transporter le métal en fusion. Le musée est encore à l'état de projet, il faut obtenir les autorisations nécessaires pour recevoir du public. Les salles ont aussi besoin de réparation.

L'association Ard'Inox aimerait projeter le film d'une coulée sur l'écran géant de 20X10m installé dans un ancien hall de décuvage. Les premiers essais se sont avérés concluants et immersifs. L'association souhaiterait relancer la fête de la poche pour réunir les anciens d'Ugine. Parallèlement, l'ancien site d'Arcelor-Mittal mue lentement. Une centrale photovoltaïque a été inaugurée en 2021 s'étendant sur 14 hectares de la friche industrielle. Elle a été labellisée il y a deux mois "clefs en main France 2030", comme 54 autres sites industriels français. 

Lire aussi : LAUDUN-L'ARDOISE L'ex-site d'Arcelor-Mittal labellisé "clefs en main France 2030"

Marie Meunier

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