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Publié il y a 8 mois - Mise à jour le 24.02.2024 - Gil Lorfèvre - 7 min  - vu 881 fois

FAIT DU SOIR Marion Mazauric : « Si tu édites des livres uniquement pour faire de l’argent, alors change de métier »

© Gil Lorfévre

La maison d’édition Au diable Vauvert fêtera l’année prochaine ses 25 ans. Un quart de siècle diaboliquement excitant aussi bien sur le plan littéraire que financier. Explications.

Depuis fort longtemps l’économie du livre nourrit son lot de fantasmes, cela grâce ou à cause notamment d’un marché qui enregistre ces dernières années une belle progression, se plaçant ainsi dans le peloton de tête des grandes industries culturelles françaises. Pour autant, l’édition reste un secteur économique particulier qui conjugue l’incertitude du succès et l’importance de l’investissement. Autrement dit, l’éditeur - ou l’éditrice ! - prend le plus souvent des risques financiers au moment de publier un ouvrage. Ce n’est pas Marion Mazauric, la fondatrice de la maison d’édition Au diable Vauvert, qui dira le contraire ; elle qui depuis bientôt vingt-cinq ans mène bataille pour financer son indépendance à la fois éditoriale et géographique.

Un engagement intellectuel

« Ça n’a pas été facile tous les jours, il y a eu des hauts et des bas », mais aujourd’hui, sur le plan financier, ce superbe écrin littéraire semble avoir trouvé son rythme de croisière avec un chiffre d’affaires 2023 de près de 1,4 million d’euros qu’accompagne une écurie composée d’une quarantaine d’auteurs. « Depuis le début, l’objectif est de compenser l’économie de l’offre en construisant une écurie très qualitative sur le plan éditorial, et cela en suivant les auteurs jusqu’à ce qu’ils deviennent célèbres. »

Cet état d’esprit et ce principe de fonctionnement, Marion Mazauric l’a puisé en partie chez ses aînés, auprès notamment des Éditions de minuit longtemps dirigées par Jérôme Lindon, mais surtout auprès de Paul Otchokovsky-Laurens, feu le fondateur de la maison d’édition P.O.L, qui dès le début l‘a soutenue et même incitée à se lancer dans l’aventure. « Pour lui, un vrai éditeur était celui qui ne publie pas seulement ce que le marché réclame, mais édite des livres parce qu’il pense que c’est nécessaire au mouvement de littérature et des idées… » Un engagement intellectuel qui a du sens et auquel adhère entièrement l’éditrice gardoise mais qui représente cependant une prise de risque économique non négligeable.

Le Diable propose une résidence d’auteur dans laquelle Virginie Despentes a séjourné et écrit Teen spirit et le début de Bye Bye Blondie. • © Gil Lorfévre

Une maison en Petite Camargue

Quand elle se lance dans l’édition au tout début des années 2000, Marion Mazauric s’est déjà fait un nom dans le milieu culturel parisien en tant que directrice littéraire des éditions J’ai lu. Une belle réussite professionnelle ! Seulement, devenir éditrice indépendante est une autre affaire ! « Cela a été pour moi une expérience entièrement nouvelle, avoue-t-elle. Car au-delà de l’édition, j’ai découvert le monde de l’entreprise et avec lui celui de dirigeante. Il a fallu que j’apprenne à ne plus dire on mais je, et à décider seule de l’avenir de mon entreprise. » Et ça n’a pas toujours été facile ! Mais pour parfaire son expérience et acquérir les outils nécessaires à son action, elle s’est initiée à la comptabilité auprès de la CCI du Gard.

« L’édition est un métier de défis. Tu passes le plus clair de ton temps à organiser, à vendre, à trouver des idées de développement… Et tout cela sans jamais perdre de vue qu’il faut payer les salaires à la fin du mois. » Si de chez P.O.L et des Éditions de minuit, elle s’est inspirée peu ou prou du modèle économique, elle a su également en capter l’âme, celle qui consiste à d’abord choisir un écrivain avant de publier un livre. « Donnes, tu recevras » a pour principe de dire l’éditrice gardoise. Pour cela, elle n’hésite pas à mensualiser les auteurs qui le souhaitent. « J’assume de rétribuer les auteurs qui se vendent peu au-delà du produit de leur vente parce que nous rétribuons avant tout leur apport symbolique au catalogue. » Une prise en charge de la valeur symbolique qui vaut à l’éditeur une fidélité sans faille de ses auteurs. « En 2022, nous avons eu à payer 348 000 € de droits d’auteur, précise Marion Mazauric. Chez nous, le taux de rémunération d’un auteur est en moyenne de 10 %. »

En termes de rentabilité, le coût d’un auteur est à l’équilibre avec au minimum 1 500 exemplaires vendus, « à partir de 2 500, tu finances entièrement le boulot. » La moyenne des ventes au titre est aujourd’hui de près de 3 500 exemplaires mais il faut savoir que 30 % des livres édités financent l’ensemble du programme du Diable. « Mon objectif est d’arriver à 50 % dans les années à venir ! » À ces chiffres, il faut ajouter également ceux liés aux frais généraux. « En 2023, le total des frais généraux qui comprend les salaires, les charges et l’impression, s’est élevé à 800 000 € », précise l’éditrice qui a choisi d’installer ses bureaux dans une ancienne école communale désaffectée située sur la route de la Laune à Vauvert, face à l’étang du Charnier.

Plus de 800 titres au catalogue

Le catalogue, quant à lui, propose en moyenne trente-cinq nouveautés par an, hors livres de poche dont la publication est estimée, elle, à une petite dizaine. À ce titre, notons qu’une collection de poche maison a été créée en 2020 afin de contrecarrer les éditeurs du secteur qui à l’époque « nous prenaient 35 % de notre chiffre d’affaires ». Concernant les parutions, l’éditrice, qui ne retient qu’un ou deux manuscrits sur les quatre mille qu’elle reçoit en moyenne chaque année, a une vision sur trois ans. « Je suis en train de boucler le catalogue 2026. »

Ainsi, depuis sa création, la maison d’édition a déjà publié plus de 800 titres avec de belles réussites à la clé à l’instar du Liseur du 6h27 de Jean-Paul Didierlaurent paru en 2014. Cependant, elle a dû attendre 2019 et le succès de Crépuscule de Juan Branco vendu cette année-là à plus de 100 000 exemplaires pour que « la banque nous octroie un découvert régulier qui ne soit plus remis en question ». Car auparavant, « nous devions jongler avec la trésorerie, ce qui entraînait des négociations permanentes avec la banque. C’était l’enfer ! »

Amoureuse de la Camargue, cavalière émérite – elle fut durant de longues années alguazil –, Marion Mazauric a souhaité, à partir de 2005, mettre en place une ligne taurine. « Ça nous a permis de faire du chiffre d’affaires en été et de s’imposer comme leader sur un petit marché en vendant entre 2 000 et 2 500 exemplaires par an. »

Construire une marque prend du temps !

Pour ce qui est du financement de la maison d’édition, qui compte aujourd’hui six salariés, Marion Mazauric rappelle qu’elle a démarré avec très peu d’argent « à peine 20 000 € pour créer une Sarl ». Cependant, afin d’augmenter et de valoriser le capital, elle a établi dans le même temps un chiffre d’affaires prévisionnel qu’elle a couplé à un programme littéraire établi sur trois ans et estimé à 500 000 € par an. Un programme qui rassemblait entre autres auteurs Thomas Gunzig, Octavia Butler, William Gibson, David Foster Wallace ou encore Nicolas Rey qui décrochera le Prix de Flore en 2000 et qui « a porté la maison au cours des dix premières années ».

Ce système, qui ne sacrifie en rien son indépendance, va s’avérer efficace puisqu’elle va trouver rapidement des associés et investisseurs, voire « des bienfaiteurs » comme elle aime à souligner, et constituer ainsi une mise de départ en levant des fonds. « L’un des tout premiers à me suivre fut Jean-Claude Fasquelle fondateur de la maison d’édition éponyme et figure de proue des éditions Grasset décédé en 2021, NDLR) qui acheta pour près de 80 000 € de parts, indique Marion Mazauric. Il m’a mis le pied à l’étrier et il a toujours été là quand il a fallu injecter de l’argent dans la maison d’édition. » Car la vie d’une maison comme celle du diable Vauvert n’est pas un long fleuve tranquille, et les investisseurs, parmi lesquels outre Jean-Claude Fasquelle on trouve notamment Charles-Henri Flammarion et Daniel Pruvot, savent qu’« il faut attendre une bonne décennie avant d’enregistrer des bénéfices ! ».

L’édition indépendante est un métier où il faut assumer de perdre de l’argent pour en gagner. Et construire une marque avec une écurie haut de gamme, cela prend beaucoup de temps. « Paul Otchokovsky-Laurens avait coutume de dire que pour faire une maison d’édition il faut au moins vingt ans, et il avait raison ! » L’année prochaine, le Diable fêtera ses vingt-cinq ans. Le bel âge ! Mais depuis 2017, Marion Mazauric n’est plus actionnaire majoritaire, elle a passé la main à Véra Michalski-Hoffman – la sœur aînée de Maja Hoffman, la fondatrice de la Fondation Luma à Arles - « une actionnaire mécène » qui entend « pérenniser et donner » à la maison d’édition gardoise « les moyens de la liberté ». Une manière aussi pour Marion Mazauric de s’assurer que sa maison lui survivra, même si elle assure que « c’est le catalogue d’auteurs qui fait la maison… pas moi ! » Reste que depuis plus de deux décennies maintenant, elle s’ingénie avec talent – et toujours émerveillement ! - à publier des livres dont l’ambition est de traverser le temps et d’empêcher de penser en rond ! Il faut croire qu’il y a déjà bien longtemps que l’éditrice de Camargue a choisi de vendre son âme au Diable !

VITE DIT

Bien que sa famille soit originaire du Gard, Marion Mazauric est née à Maisons-Laffitte dans les Yvelines. Après avoir décroché un Bac C, la fille de l’historien Claude Mazauric (spécialiste de la Révolution française et membre du Parti communiste français) suit des classes préparatoires littéraires hypokhâgne et khâgne à Paris. Licence de lettres classiques et maîtrise de lettres modernes en poche assorties d’un DESS d'édition, elle débute sa carrière en tant que stagiaire auprès de Françoise Nyssen chez Actes sud. Elle intègre ensuite les éditions Jeanne Laffitte à Marseille avant de monter à Paris en 1987 et d’entrer aux éditions J’ai lu au sein desquelles elle deviendra en 1996 directrice littéraire et membre du comité de direction. Elle crée sa maison d’édition Au diable Vauvert en 2000.

Gil Lorfèvre

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